LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Léon Tolstoï
(Толстой Лев Николаевич)
1828 – 1910
MA CONFESSION
(Исповедь)
1882
Traduction de « Zoria », Paris, Albert
Savine, 1887.
TABLE
La vive admiration que l’on manifeste à Paris pour les ouvrages de Tolstoï, la sympathie avec laquelle on accueille chaque nouveau volume de ses œuvres, et l’intérêt qu’on porte à son individualité, m’ont donné l’idée de traduire ce petit volume intitulé Ma Confession.
Ce livre n’a jamais été publié en Russie. Confession trop franche pour être tolérée dans un pays où la pensée même est sévèrement contrôlée, il n’a circulé dès l’année 1882 qu’en nombreux manuscrits parmi la société intelligente de toute la Russie. Ensuite, à Genève, il a eu deux éditions, dont la dernière date de 1886.
Je regrette de ne l’avoir pas traduit plus tôt ; il aurait dû précéder Que faire ?, Ma Religion, et leur servir d’introduction, puisque c’est justement le récit de l’évolution par laquelle Tolstoï a été amené à ses dernières idées. Or, pour tous ceux qui s’intéressent à notre illustre écrivain, cette évolution doit présenter un vif intérêt. Le psychologue, le moraliste, le médecin même y trouveront des matériaux pour leurs observations et leurs recherches, car, envisagée sous tous ces points de vue, la confession d’un grand écrivain, faite avec une entière franchise, ne peut pas être stérile.
Y lira-t-on l’explication de l’état où se trouve actuellement Tolstoï ? Pourra-t-on en tirer une explication pour les idées bizarres qui se sont emparées de lui dans ces dernières années ?
Je l’espère, et j’espère surtout qu’on pourra annoncer une réaction dans son esprit et une guérison complète, si c’est une maladie.
Qu’on me comprenne bien ; je suis loin de classer Tolstoï parmi les aliénés. Admiratrice passionnée de mon cher compatriote, j’aurais éprouvé trop de peine à en parler, si jamais je l’avais pensé. Mais si j’ose exprimer mon humble opinion, je le crois fatigué moralement, comme du reste il le dit lui-même : « Je tombai malade, plutôt moralement que physiquement, etc. », ou : « Il arriva ce qui se produit quand une maladie intérieure est sur le point de se déclarer, etc. »
Or, on ne saurait expliquer autrement ce manque de logique dans ses raisonnements qu’on remarque après une critique sérieuse et suivie. Je dis une critique suivie, car Tolstoï possède au plus haut point ce don de captiver le lecteur dès le premier abord et de le rendre esclave souvent contre sa propre volonté, tant le choix des exemples est heureux, le style irrésistible et la sincérité de l’auteur convaincante.
Hélas ! c’est une triste influence que celle-ci en Russie !... Son pessimisme ne pousse pas à l’action, il ne tend pas à élever les malheureux jusqu’à nous, il veut que nous nous abaissions jusqu’à eux...
Mais comme le disait M. Sarcey dans sa conférence sur Que faire ? [1], les idées ne sont pas dangereuses en France. Effectivement, à part le charme du style bien affaibli par une traduction, le caractère français, l’état politique de la nation et bien d’autres raisons l’empêchent de tomber sous l’influence des dernières idées de Tolstoï qu’il regardera plutôt comme une simple curiosité.
Zoria.
J’ai été baptisé et élevé selon les principes de l’Église chrétienne orthodoxe. On me les enseigna dès mon enfance, pendant toute mon adolescence et ma jeunesse. Mais, à dix-huit ans, après une seconde année d’Université, je ne croyais déjà plus à rien de ce qu’on m’avait appris.
Certains souvenirs me donnent même à penser que jamais je n’ai cru sérieusement et que ce que je prenais pour la foi n’était que confiance en ce que professaient les grands.
Cette confiance elle-même était très chancelante.
Je me rappelle que, lorsque j’avais onze ans à peu près, nous eûmes, un dimanche, la visite de Volodinka[2] M., un élève du gymnase mort depuis, qui nous annonça comme une grande nouvelle une toute récente découverte faite au gymnase. Cette découverte consistait en ce que Dieu n’existait pas et que tout ce qu’on nous enseignait n’était que vaine invention.
C’était en 1838.
Je me rappelle combien mes frères aînés s’intéressèrent à cette nouveauté, en m’engageant à me joindre à eux. Nous nous animâmes tous extrêmement et reçûmes cette nouvelle comme quelque chose de très amusant et de tout à fait possible.
Je me rappelle encore que, pendant son séjour à l’Université, mon frère aîné, Dimitri, s’adonna tout à coup à la religion avec la passion qui lui était propre. Lorsqu’il commença à assister à tous les services, à jeûner, à mener une vie pure et morale, nous tous, les plus âgés même, nous nous moquâmes de lui en le gratifiant, Dieu sait pourquoi, du surnom de Noé.
Je me souviens encore que M. Maussin-Pouchkine, alors recteur de l’Université de Kazan, nous invitait parfois à danser et comme mon frère refusait son invitation, il voulut le décider en lui disant ironiquement que David avait aussi dansé devant l’Arche.
Je faisais chorus alors à ces plaisanteries des aînés et j’en tirais la conclusion qu’il fallait apprendre le catéchisme et aller à l’église, mais qu’il ne fallait pas prendre tout cela trop au sérieux.
Je me souviens aussi que, très jeune encore, je lus Voltaire, et que ses moqueries, loin de me révolter, m’amusaient beaucoup.
Mon abandon de la foi se fit comme cela arrivait et arrive encore aux personnes de notre monde.
Il me paraît que cela se passe dans la plupart des cas ainsi :
Les hommes vivent comme vit tout le monde, et tout le monde base sa vie sur des principes qui non seulement n’ont rien de commun avec la religion, mais qui, le plus souvent, lui sont complètement opposés. L’enseignement de la Religion n’a pas d’action sur la vie. Il ne règle, en aucune façon, nos rapports avec les autres hommes, et dans notre propre existence, jamais il ne nous arrive de le consulter. Cet enseignement trouve son application là, quelque part, loin de la vie, et indépendamment d’elle. Si l’on se trouve en contact avec lui, c’est comme avec un phénomène tout extérieur, qui n’est pas du tout lié à la vie.
Par la vie de l’homme, par ses actions, alors comme aujourd’hui, il est impossible de savoir s’il croit ou non.
S’il y a une différence entre celui qui professe publiquement l’orthodoxie et celui qui la nie, ce n’est pas en faveur du premier :
Alors comme à présent, l’aveu et la pratique ostensible de l’orthodoxie se rencontrent, dans la plupart des cas, chez des personnes bornées, cruelles, immorales et se croyant une grande importance, tandis que l’intelligence, l’honnêteté, la franchise, la bienveillance et la morale se trouvent généralement parmi les hommes qui se disent incrédules.
On enseigne le catéchisme dans les écoles et on envoie les écoliers à l’église ; on exige des employés du gouvernement des certificats de communion. Mais l’homme de notre société, qui n’apprend plus et qui n’est pas au service du gouvernement, maintenant et autrefois encore plus, peut vivre des années et des années sans se rappeler une seule fois qu’il vit parmi des chrétiens et que lui-même est considéré comme pratiquant la religion chrétienne orthodoxe.
Alors, de même que maintenant, ce qui a été admis sans examen et maintenu par la pression, fond sous l’influence du savoir et de l’expérience de la vie, qui sont contraires à la Religion. Et cependant l’homme vit, souvent très longtemps, en s’imaginant que la foi, dans laquelle il a été instruit dans son enfance, vit pleinement en lui, tandis qu’il n’y en a plus de traces depuis longtemps.
S..., un homme franc et spirituel, m’a raconté comment il cessa de croire.
Il avait vingt-six ans, lorsqu’un jour à la chasse, pendant l’heure du repos, il se mit à prier suivant une habitude d’enfance.
Son frère, qui chassait avec lui, était couché sur le foin et le regardait. Quand S... eut fini sa prière et se disposa à se coucher, son frère lui dit :
— Et tu fais cela encore à présent ?
Et ils ne se dirent rien de plus. Mais S... ne pria plus depuis ce jour, et voici trente ans qu’il ne prie pas, ne communie pas et ne va pas à l’église. Et cela, non parce qu’il connaît les convictions de son frère et qu’il les a adoptées ; non parce qu’il a décidé quelque chose dans son âme, mais seulement parce que la parole prononcée par son frère a été comme la légère poussée du doigt sur un mur près de tomber, entraîné qu’il est par son propre poids. Cette parole ne fit que lui montrer que l’endroit où il supposait que la Religion résidait, était une place vide depuis longtemps et qu’ainsi les paroles qu’il disait, les croix et les saluts qu’il faisait pendant sa prière, n’étaient que des actions sans le moindre sens. Ayant saisi leur absurdité, il ne put les continuer.
C’est ainsi que cela arrive et que cela est arrivé, je crois, pour la majorité des hommes de notre éducation. Je parle des hommes sincères envers eux-mêmes et non de ceux qui font de la Religion un moyen d’atteindre n’importe quel but éphémère.
Ces gens-là sont les athées les plus authentiques, parce que, si la Religion n’est pour eux qu’un moyen d’arriver à quelque but mondain, ce n’est bien sûr pas la conviction qui les mène.
C’est comme si ces hommes avaient senti la lumière du savoir et de la vie fondre cet édifice artificiel ; ils s’en sont déjà aperçus ou bien n’ont pas encore ouvert les yeux.
L’instruction religieuse que j’avais reçue depuis mon enfance disparut en moi de la même manière que chez les autres, avec la seule différence que, comme j’avais commencé à lire des ouvrages de philosophie depuis l’âge de quinze ans, c’est avec discernement et de très bonne heure que j’abjurai ma foi première.
Dès l’âge de seize ans, je ne priai plus et je n’allai plus à l’église et ne fis plus mes dévotions, et en cela je suivais ma propre impulsion.
Je ne croyais pas à ce qu’on m’avait enseigné depuis mon enfance, mais je croyais à quelque chose.
À quoi ?
Je ne pouvais pas le dire d’une manière précise.
Je croyais en Dieu, ou plutôt je ne niais pas Dieu, mais quel Dieu ?
Je ne niais pas le Christ non plus, ni son enseignement, mais en quoi cet enseignement consistait-il ?...
Aujourd’hui, en me rappelant ce temps, je vois clairement que ma Religion était ce quelque chose qui, en dehors de l’instinct purement animal, guidait ma vie.
Ma seule, ma véritable croyance en ce temps-là, était ma foi dans le perfectionnement.
Mais en quoi consistait le perfectionnement et quel était son but ?
Je n’aurais pu le dire.
Je tâchais de me perfectionner spirituellement. J’apprenais tout ce que je pouvais sur les horizons que m’ouvrait la vie. J’essayais de développer ma volonté. Je composais des règles que je m’efforçais de suivre ; je me perfectionnais physiquement par toutes sortes d’exercices, cultivant ma force et mon adresse et m’habituant à la fatigue et à la patience par toute espèce de privations.
Toutes ces réformes, je les prenais pour du perfectionnement.
Le commencement de tout était certainement le perfectionnement moral ; mais bientôt cela se changea en perfectionnement général, c’est-à-dire en désir d’être meilleur, non pas à mes propres yeux ou à ceux de Dieu, mais en désir d’être meilleur aux yeux des autres hommes. Et bientôt cette tendance se modifia en désir d’être plus fort que les autres hommes, c’est-à-dire plus célèbre et plus riche que les autres.
Je raconterai un jour l’histoire de ma vie qui fut touchante et instructive, pendant ces dix années de ma jeunesse. Je voulais de toute mon âme être bon ; mais j’étais jeune, j’avais des passions et j’étais seul, tout à fait seul, quand je cherchais le bien. Chaque fois que j’essayais de me prononcer sur cet ardent désir que j’avais d’être bon moralement, je ne rencontrais que mépris et moqueries ; mais quand je m’adonnais aux vilaines passions, on me louait, on m’encourageait.
L’ambition, la passion du pouvoir, la cupidité, la volupté, l’orgueil, la colère, la vengeance — tout cela était estimé.
Me livrant à ces passions, je commençais à ressembler à un homme et je sentais qu’on était content de moi.
Ma bonne tante, chez qui je vivais et qui était bien l’être le plus pur du monde, me disait toujours qu’elle ne désirait rien tant pour moi qu’une liaison avec une femme mariée :
— Rien ne forme un jeune homme comme une liaison avec une femme comme il faut, disait-elle.
Elle souhaitait encore un autre bonheur pour moi, celui d’être aide de camp, et surtout aide de camp de l’Empereur ; et, comme comble de la félicité — que je me mariasse à une jeune fille très riche, et que j’eusse, par suite de ce mariage, le plus de serfs possible.
Je ne puis sans effroi, sans dégoût et sans souffrance de l’âme, me rappeler ces années.
Je tuai des hommes à la guerre ; je les défiai en duel pour les tuer ; je perdis au jeu ; je dissipai le produit des travaux des paysans ; je les punissais, je faisais des folies, je trompais.
Le mensonge, le vol, les voluptés de toutes sortes, l’ivresse, la violence, le meurtre... Il n’y a pas de crime que je n’aie commis, et pour tout cela, on me louait, on me comptait et on me compte au nombre des hommes relativement moraux.
Je vécus ainsi dix ans.
Cependant, je commençais à écrire par vanité, par cupidité et par orgueil. Je conformais mes écrits à ma vie.
Pour obtenir la gloire et l’argent pour lesquels j’écrivais, il fallait cacher le bien et montrer le mal. C’est ce que je fis.
Combien de fois me suis-je ingénié à cacher dans mes écrits, sous les dehors de l’indifférence et d’une légère moquerie, même ces aspirations au bien qui étaient le but de ma vie !
J’y parvenais et on me louait.
À vingt-six ans, j’arrivai à Pétersbourg, après la guerre, et je me liai avec les écrivains qui me reçurent comme un des leurs. On me flatta, et je n’eus pas le temps d’y penser que les opinions sur la vie, opinions toutes spéciales à la caste des gens avec lequel je me liai, s’emparèrent de moi et effacèrent bientôt complètement tous mes précédents efforts pour devenir meilleur.
Ces opinions se basaient sur une théorie qui excusait tout le libertinage de ma vie.
Le jugement que mes compagnons de lettres portaient sur la vie consistait en ce que la vie, en général, marche en progressant et que, dans ce développement, nous prenons la part principale, nous — les hommes de la pensée. L’influence prépondérante nous appartient, à nous, artistes et poètes. Notre vocation est d’instruire les hommes.
Et, pour que cette question naturelle : « que suis-je et que dois-je enseigner », ne se présentât pas de soi-même, on expliquait, dans cette théorie, qu’il était inutile de savoir cela et que l’artiste ou le poète enseignent sans connaissance de cause.
Moi, j’étais considéré comme un magnifique artiste, un grand poète et, par conséquent, il me fut très naturel de m’approprier cette théorie.
Moi, l’artiste, le poète — j’écrivais, j’enseignais, je ne savais pas quoi, moi-même.
On me payait pour cela ; j’avais tout : table magnifique, logement, femmes, société, j’avais la gloire.
Et, par conséquent, ce que j’enseignais était très bon.
Cette foi dans l’importance de la poésie et du développement de la vie était une religion, et moi j’étais un de ses prêtres.
Être un de ses prêtres était très agréable et très avantageux.
Et je vécus assez longtemps dans cette croyance, ne doutant pas de sa vérité.
Mais à la seconde et surtout à la troisième année d’une pareille vie, je commençai à douter de l’infaillibilité de cette croyance et je me mis à l’étudier.
Le premier motif de doute fut le suivant :
Je commençais à remarquer que les prêtres de notre culte n’étaient pas tous d’accord entre eux.
Les uns disaient :
— Nous, nous enseignons ce qu’il faut, et les autres n’enseignent pas le vrai.
Et ils discutaient, se querellaient, se grondaient, se trompaient, s’abusaient les uns les autres.
Il y avait, en outre, beaucoup d’hommes parmi nous qui ne se souciaient même pas de savoir qui avait raison et qui avait tort, ne poursuivant qu’un but, celui de profiter de notre activité.
Force me fut de douter de la vérité de notre croyance.
Or, ayant douté de la vérité de cette religion littéraire, je commençai à observer plus attentivement ses prêtres, et je me convainquis que presque tous étaient des hommes immoraux et, pour la plupart, des hommes mauvais, insignifiants, d’un caractère beaucoup plus bas que celui des hommes que j’avais rencontrés dans ma vie militaire et débauchée.
C’étaient des hommes contents d’eux-mêmes, comme ne peuvent l’être que les saints ou ceux qui ne savent même pas ce que c’est que la sainteté.
Je me dégoûtai des hommes, je me dégoûtai de moi-même et je compris que cette croyance était une supercherie.
Mais l’étrange, c’est qu’ayant compris tout ce mensonge bien vite et l’ayant renié, je ne renonçai pas au titre que me donnèrent ces hommes, à celui d’artiste, de poète et de maître.
Je m’imaginais naïvement que moi du moins j’étais poète, artiste, et que je pouvais enseigner à tous, ne sachant pas ce que j’enseignais.
Et c’est ce que je continuai de faire.
De ma liaison avec ces hommes, j’emportai un nouveau vice, un orgueil qui se développa jusqu’à la maladie, une folle assurance de me croire voué à enseigner aux hommes ne sachant pas quoi moi-même.
Maintenant, quand je me rappelle ce temps, mon humeur d’alors et le caractère de ces gens, — du reste il y en a des millions qui leur ressemblent aujourd’hui, — je les plains, j’ai honte et j’ai envie de rire à la fois ; j’éprouve ce sentiment qui s’empare de nous dans la maison des fous.
Nous étions tous convaincus alors qu’il nous fallait parler et parler sans cesse, écrire, imprimer aussi vite que possible et autant que possible ; que tout cela était nécessaire pour le bien-être de l’humanité.
Et des milliers d’entre nous, tout en se grondant et se chicanant, imprimaient, écrivaient et prétendaient instruire les autres. Et, ne remarquant pas que nous ne savions rien, qu’à la question de la vie la plus simple : Qu’est-ce qui est bon et qu’est-ce qui est mauvais ? nous ne savions que répondre, nous parlions tous ensemble, n’écoutant rien ni personne, quelquefois admirant et louant l’un ou l’autre, à la condition d’en être loué et admiré aussi ; d’autres fois nous irritant l’un contre l’autre tout à fait comme des fous dans un asile.
Des milliers d’ouvriers travaillaient nuit et jour, et de toutes leurs forces, composaient, imprimaient des milliers de mots que la poste répandait dans toute la Russie ; et puis nous enseignions plus longuement encore sans trouver le temps d’enseigner tout, et nous nous fâchions toujours de ce qu’on ne nous écoutait pas assez.
Ce n’est que maintenant que je comprends ce temps bien étrange.
Notre désir le plus vrai et le plus intime était de recevoir le plus d’argent et de louanges possible.
Pour atteindre ce but, nous ne pouvions rien qu’écrire des livres et des journaux.
C’est ce que nous faisions.
Mais pour accomplir un travail aussi inutile, il nous fallait avoir la conviction que nous étions des hommes très importants ; nous avions encore besoin d’un raisonnement qui pût justifier notre activité.
Et nous avions inventé le suivant : Tout ce qui existe est raisonnable. Tout ce qui existe se développe à l’aide de l’instruction. L’instruction se mesure d’après la propagation des livres et des journaux, et nous, on nous paye et on nous estime parce que nous écrivons des livres et des journaux. Par conséquent, nous sommes les hommes les meilleurs et les plus utiles.
Ce raisonnement aurait été très bon si nous eussions été tous d’accord ; mais, comme à chaque pensée émise par l’un s’opposait toujours une autre diamétralement opposée, nous fûmes obligés de nous raviser. Mais nous ne remarquions pas cela ; on nous payait, et les hommes de notre parti nous louaient. Aussi chacun de nous s’estimait-il dans le vrai.
Je vois maintenant qu’il n’y avait aucune différence avec la maison des fous ; mais alors je ne soupçonnais ceci que vaguement, et encore, comme font tous les fous, j’appelais chacun fou, excepté moi-même.
Je vécus ainsi, m’adonnant à cette folie jusqu’à mon mariage.
Je partis d’abord pour l’étranger.
La vie en Europe et mes rapports avec les hommes du progrès et les savants européens m’affermirent de plus en plus dans ma foi au perfectionnement en général, puisque cette même croyance je la trouvais chez eux aussi.
Cette croyance prit en moi la forme habituelle, celle qu’elle a chez la majorité des hommes instruits de notre temps. Elle s’exprimait par le mot « progrès ».
Il me semblait alors que ce mot exprimait quelque chose.
Je ne comprenais pas encore que, tourmenté comme tout homme vivant par cette question : « Comment faire pour mieux vivre en accord avec le progrès ? » je répondais justement ce que l’homme dont la barque est entraînée par les vagues et le vent répondrait à l’unique question qui exista encore pour lui : « Quelle est la route du salut ? » Comme lui, en effet, je disais : « Où la fortune nous porte. »
Alors je ne remarquais pas cela.
De temps à autre, pourtant, mon sentiment — je ne dis pas mon esprit — se révoltait contre ce préjugé général de notre temps, derrière lequel les hommes se retranchent quand ils ne peuvent pas donner d’explication à la vie.
Ainsi, pendant mon séjour à Paris, la vue d’une exécution capitale suffit à me montrer la fragilité de ma confiance dans le progrès.
Quand je vis la tête se détacher du corps et tomber avec un bruit lugubre dans le fond du panier, je compris, non pas par l’esprit, mais par tout mon être, qu’aucune théorie de la raison du progrès ne pouvait justifier cette action.
Quand même l’humanité, s’appuyant sur n’importe quelle théorie, aurait trouvé depuis le commencement du monde et trouverait encore ce châtiment nécessaire, moi, je sais qu’il ne l’est pas et que même c’est une action mauvaise. Et quand même les hommes et le progrès voudraient me démontrer que ce châtiment est salutaire et nécessaire, mon cœur à moi en est le juge et le niera toujours.
Une autre circonstance vint me prouver la nullité de la foi dans le progrès : ce fut la mort de mon frère.
Spirituel, bon, sérieux, il tomba malade, étant tout jeune encore. Il souffrit plus d’un an et mourut douloureusement sans avoir compris pourquoi il avait vécu et encore moins pourquoi il mourait.
Aucune théorie ne put venir à l’aide ni à ses questions ni aux miennes pendant sa lente et cruelle agonie.
Mais ceci n’était que de rares occasions de doute.
En réalité je continuais à vivre, pratiquant seulement la foi dans le progrès.
— Tout se développe et je me développe ; mais pourquoi je me développe avec tous les autres, nous le verrons plus tard.
C’est ainsi que j’aurais dû alors formuler ma croyance.
Revenu de l’étranger, je m’établis à la campagne et voulus m’occuper des écoles de paysans. Cette occupation m’était surtout agréable, puisqu’il n’y avait pas en elle ce mensonge évident qui m’avait sauté aux yeux dans le cours de mon enseignement littéraire ; ici aussi j’agissais au nom du progrès, mais je me comportais déjà en critique envers ce progrès. Je me disais que certains phénomènes du progrès ont une marche bizarre, irrégulière, et qu’il fallait se comporter avec une grande libéralité envers des gens primitifs, comme étaient les enfants des paysans, et que même il fallait leur laisser choisir la voie qu’ils voudraient pour aller vers le progrès.
En réalité, je tournais toujours autour de ce même et insoluble problème qui consistait à enseigner sans savoir quoi.
Dans les hautes sphères du travail littéraire, je comprenais qu’on ne pouvait instruire, car je voyais que tous enseignaient différemment et seulement par des discussions et tout en se cachant mutuellement leur ignorance ; mais ici, avec les enfants des paysans, je croyais qu’on pouvait tourner cette difficulté en laissant les enfants apprendre ce qu’ils voulaient.
Je ris de moi-même maintenant en me rappelant comment je biaisais pour accomplir mon désir — enseigner, — quoique je susse très bien au fond de mon âme que je ne pouvais rien enseigner de ce qui pouvait être nécessaire, ne sachant pas moi-même ce qu’il fallait entendre par là.
Après un an passé dans ces organisations d’écoles, je partis encore une fois pour l’étranger, afin d’apprendre comment faire pour savoir enseigner aux autres, ne sachant rien soi-même.
Et il me parut que j’avais appris cela à l’étranger, car, armé de toute cette grande sagesse, l’année de l’émancipation des serfs, je rentrai en Russie où, ayant occupé le poste de juge de paix, je commençai à enseigner au peuple ignorant dans les écoles, et au peuple instruit dans le journal que je me mis à éditer.
Tout paraissait bien marcher, mais je sentais que je n’étais pas tout à fait sain d’esprit et que cela ne pourrait pas se prolonger longtemps.
J’en serais venu peut-être alors déjà à ce désespoir auquel j’arrivai quinze ans plus tard, si je n’avais pas envisagé un autre côté de la vie que je n’avais pas encore éprouvé et qui me promettait le bonheur : c’était la vie de famille.
Pendant une année, je rendis la justice, je m’occupai d’écoles et de journalisme, et je fus bientôt accablé de fatigue. Si insupportable devint la lutte pour la conciliation, si vaguement se manifesta mon activité dans les écoles, si répugnant m’était devenu mon échappatoire dans le journal, laquelle consistait toujours dans la même chose, dans le désir d’instruire et de cacher que je ne savais rien, que je tombai malade, plutôt moralement que physiquement.
Alors j’abandonnai tout et je partis pour le désert, chez les Bashkirs, respirer l’air, boire le koumyss et vivre de la vie animale...
Quand je revins, je me mariai.
L’influence d’une vie de famille heureuse me détourna de toute recherche du sens général de la vie.
Toute ma vie en ce temps-là se concentra sur ma famille, sur ma femme, sur mes enfants.
Ainsi, par conséquence, grandit aussi le souci d’augmenter nos ressources pécuniaires.
Ma première aspiration, celle de me rendre moi-même meilleur, avait fait place déjà auparavant à celle de concourir au progrès général ; et maintenant je ne pensais plus qu’à ce qui serait le meilleur pour moi et ma famille.
Ainsi passèrent quinze ans encore.
Bien que je me rendisse compte du vide de la littérature actuelle, je continuais néanmoins à écrire pendant ces quinze ans. Je connaissais déjà l’attraction qu’exercent les lettres ; j’avais goûté au plaisir de voir un mince travail si largement récompensé par l’argent et les applaudissements ; de nouveau je subis la tentation et je m’y adonnai comme à un moyen d’améliorer ma position matérielle et d’assoupir dans mon âme toutes les questions sur le sens de ma vie à moi et de la vie en général.
J’écrivais, enseignant ce qui était pour moi la seule vérité : qu’il fallait vivre de manière à se rendre soi-même et sa famille le plus heureux possible.
Ainsi je vécus, mais il y a cinq ans que quelque chose d’étrange se manifesta en moi.
D’abord ce furent des moments de perplexité, d’arrêt de la vie, comme si je ne savais pas comment vivre, quoi faire, et je me sentis perdu et je tombai dans l’abattement. Mais cela passait et je continuais à vivre comme auparavant.
Ensuite ces moments de perplexité se renouvelèrent toujours plus fréquemment sous la même forme.
Ces arrêts de vie se manifestaient toujours par les mêmes questions :
— Pourquoi ?
— Et quoi après ?
Il me sembla tout d’abord que ces questions venaient sans but et sans à-propos. Il me parut qu’elles étaient déjà connues et que, si je voulais un jour m’occuper de leur solution, cela me serait très facile, que le temps seul me manquait pour le faire et qu’aussitôt que je le voudrais j’étais sûr de trouver les réponses. Mais les questions commencèrent à se répéter toujours plus souvent ; elles furent de plus en plus impératives. Les réponses étaient exigées et ces questions sans réponses tombant comme des points toujours sur la même place, s’accumulèrent en une grande tache noire.
Il arriva ce qui se produit quand une maladie intérieure est sur le point de se déclarer.
D’abord paraissent des symptômes insignifiants, des malaises auxquels le malade ne pas fait attention ; ensuite ces symptômes se répètent de plus en plus souvent et finalement se résument en une souffrance unique et continue. La souffrance croît, et avant que le malade ait le temps de se reconnaître, il comprend que ce qu’il prenait pour un malaise est ce qui pour lui a le plus d’importance au monde, la Mort.
La même chose m’arriva.
Je compris que ce n’était pas un malaise accidentel, mais quelque chose de très grave et que, si les mêmes questions se répétaient toujours, c’était qu’il fallait y répondre.
Et j’essayais de le faire.
Les questions paraissaient d’abord si absurdes, si simples, si enfantines. Mais du moment que j’y touchai et que j’essayai de les résoudre, je fus instantanément convaincu que, premièrement ce n’étaient pas des questions enfantines ou imbéciles, mais que c’étaient les questions les plus graves et les plus profondes de la vie ; et, secondement, que je ne pouvais, que j’aurais beau y penser, qu’il me serait impossible de les résoudre.
Avant de m’occuper de ma terre de Samara, de l’instruction de mon fils, de la rédaction d’un livre, il fallait que je susse pourquoi je le ferais.
Tant que je ne saurais pas pourquoi, je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas vivre.
Au milieu de mes pensées domestiques qui m’intéressaient beaucoup alors, tout à coup il me venait dans la tête la question :
— C’est bien, tu auras six mille déciatines dans le gouvernement de Samara, — trois cents têtes de chevaux... Et après ?
Et j’étais complètement déconcerté et ne savais plus que penser.
Ou bien, réfléchissant à la manière dont j’élèverais mes enfants, je me disais :
— Pourquoi ?
Ou bien, supputant les moyens par lesquels le peuple pouvait arriver au bien-être, je me disais brusquement :
— Et qu’est-ce que cela me fait ?
Ou bien, pensant à la gloire que mes ouvrages me procureront, je me disais :
— C’est bien : tu seras plus célèbre que Gogol, Pouchkine, Shakespeare, Molière et que tous les auteurs du monde... Et après ?...
Et je ne pouvais rien et rien répondre.
Ces questions n’attendent pas : il faut y répondre tout de suite ; si on ne répond pas, on ne peut pas vivre.
Et il n’y a pas de réponse.
Je sentis que ce quelque chose sur quoi la vie repose se brisait, qu’il n’y avait plus rien où je pusse me retenir ; que ce dont je vivais n’était déjà plus ; que moralement je ne pouvais plus vivre.
Ma vie s’arrêta.
Je pouvais respirer, manger, boire, dormir, car je ne pouvais pas ne pas manger, ne pas boire, ne pas dormir ; mais la vie ne se manifestait pas en moi, puisque je ne sentais pas la raison de mes désirs ni la satisfaction de les voir accomplis.
Si je voulais quelque chose, je savais d’avance que, mon désir fût-il réalisé ou non, rien n’en résulterait.
Si une fée était venue et m’avait proposé d’accomplir mes vœux, je n’aurais su que dire.
Si parfois, dans un moment d’ivresse de la pensée, il me venait comme une réminiscence de mes anciennes aspirations, je savais que ce n’était que supercherie, que je ne devais rien en attendre.
Je ne pouvais même pas souhaiter de connaître la vérité, puisque je devinais déjà en quoi elle consistait.
La vérité est que la vie est un non-sens.
J’avais vécu, travaillé, marché en avant et j’étais arrivé à un abîme, et il n’y avait rien devant moi excepté la ruine.
Et cependant je ne pouvais ni m’arrêter, ni revenir sur mes pas, ni fermer les yeux pour ne pas voir qu’en dehors des souffrances et de la mort absolue, c’était le vide, l’anéantissement complet.
Il arriva que moi, homme bien portant et heureux, je sentis que je ne pouvais plus vivre.
Une invincible force m’entraînait à me débarrasser de la vie d’une manière ou d’une autre.
On ne peut pas dire que je voulusse me tuer.
La force qui m’entraînait hors de la vie était plus puissante, plus pleine, plus générale que le désir que j’en pouvais avoir.
C’était une force semblable à celle de mon ancienne aspiration à la vie ; seulement elle se produisait en sens inverse.
J’aspirais de toutes mes forces à me défaire de la vie.
L’idée du suicide me vint tout aussi naturellement que précédemment les idées de l’amélioration de la vie.
Cette idée était si tentante que je devais user de ruse envers moi-même pour ne pas l’accomplir trop précipitamment. Je ne voulais pas me hâter, uniquement parce que je voulais voir clair en moi ; si j’y parvenais, il serait toujours temps.
Et voilà que moi, homme heureux, je me cachais la corde pour ne pas me pendre à la solive, entre les armoires de la chambre, où chaque soir j’étais seul en me couchant, et je n’allai plus à la chasse avec mon fusil, pour ne pas être tenté par ce moyen trop facile de me défaire de la vie.
Je ne savais pas moi-même ce que je voulais : j’avais peur de la vie, je tendais à en sortir, et malgré cela j’espérais d’elle encore quelque chose.
Cela se passait dans un moment où toutes choses étaient pour moi ce qui peut être considéré comme le bonheur complet ; je n’avais pas encore cinquante ans ; j’avais une épouse, bonne, aimante et aimée ; de bons enfants, un grand bien qui s’accroissait sans aucune peine de ma part. J’étais respecté de mes proches et de mes connaissances plus que jamais je ne l’avais été ; j’étais comblé d’éloges par les étrangers et je pouvais croire sans exagération mon nom célèbre.
Avec cela je n’étais pas fou, ou malade psychiquement. Au contraire, je jouissais d’une force morale et physique, que j’ai rarement rencontrée parmi les personnes de mon âge. Physiquement je pouvais faucher tout aussi bien que les paysans. Intellectuellement je pouvais travailler huit heures de suite sans éprouver aucune conséquence fâcheuse d’un pareil effort.
Et c’est dans cet état que j’arrivai à ne pouvoir pas vivre ; et, ayant peur de la mort, je devais employer des ruses pour ne pas me tuer.
Cet état de mon âme se traduisait ainsi :
— Ma vie est quelque méchante et stupide plaisanterie qui m’est jouée par quelqu’un.
Bien que je ne reconnusse aucun quelqu’un qui m’eût créé, cette idée que quelqu’un s’était moqué de moi sottement et méchamment en me produisant au monde, était la forme la plus ordinaire sous laquelle mes inquiétudes se manifestaient.
Il me semblait involontairement que là, quelque part, il y avait ce quelqu’un, qui s’amusait maintenant à me regarder !
J’avais vécu trente ou quarante ans en apprenant, en me développant, en grandissant de corps et d’esprit, et maintenant que je m’étais tout à fait fortifié l’esprit, que j’étais arrivé au sommet de la vie, à ce point, où elle s’ouvre entièrement, je me tenais comme un crétin sur ce sommet, comprenant clairement qu’il n’y avait rien dans la vie, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais rien.
— Et lui de se moquer de moi !
Mais s’il est ou s’il n’est pas ce quelqu’un qui se moque de moi, cela ne me soulage pas.
Je ne pouvais donner aucun sens raisonnable à aucune action de ma vie.
Je m’étonnais seulement comment j’avais pu ne pas comprendre cela dès le commencement.
Tout cela, me disais-je, est depuis si longtemps connu de tout le monde ! Si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain que viendront les maladies, la mort, — et elles sont déjà venues,— pour les personnes aimées, pour moi, et il ne restera rien, excepté la pourriture et les vers. Mes actions, quelles qu’elles soient, seront oubliées tôt ou tard et moi je ne serai plus. Pourquoi donc prendre du souci ? Comment l’homme peut-il ne pas voir cela et vivre, voilà ce qui est étonnant. On peut vivre seulement pendant qu’on est ivre de la vie ; mais lorsqu’on se dégrise, on ne peut pas ne pas voir que tout cela n’est qu’une supercherie et une supercherie stupide. Ce qui est déjà bien vrai, c’est qu’il n’y a même rien de risible ou d’ingénieux en cela ; ce n’est que cruel et stupide, tout simplement.
La fable orientale du voyageur surpris dans le désert par un animal furieux, est bien vieille.
Se sauvant d’une bête féroce, le voyageur saute dans un puits sans eau ; mais au fond de ce puits, il voit un dragon, la gueule ouverte pour le dévorer. Et le malheureux, n’osant sortir de peur d’être la proie de la bête féroce, n’osant pas sauter au fond pour ne pas être dévoré par le dragon, s’attache aux branches d’un buisson sauvage qui croît dans la fente du puits. Ses mains faiblissent et il sent que bientôt il devra s’abandonner à une perte certaine ; mais il se cramponne toujours et voit que deux souris, l’une noire, l’autre blanche, faisant également le tour du buisson auquel il est suspendu, le rongent par dessous.
Le voyageur voit cela et sait qu’il périra inévitablement ; mais, pendant qu’il est ainsi suspendu, il cherche autour de lui et il trouve sur les feuilles du buisson quelques gouttes de miel ; il les atteint avec la langue et les suce avec volupté.
C’est ainsi que je me tiens sur les branches de la vie, sachant que le dragon de la mort m’attend inévitablement, prêt à me déchirer, et je ne puis comprendre pourquoi je suis martyrisé de la sorte. J’essaye de sucer ce miel qui me consolait autrefois ; mais ce miel ne me réjouit plus et la souris blanche ainsi que la souris noire rongent jour et nuit la branche à laquelle je me tiens. Je ne vois qu’une seule chose : l’inévitable dragon et les souris — et je ne puis détourner d’eux mon regard.
Ceci ce n’est pas une fable, mais c’est la pure, l’incontestable vérité, compréhensible pour tous.
La supercherie des jouissances de la vie passée, qui étouffaient l’horreur du dragon, ne m’abuse plus.
On a beau me dire :
— Tu ne peux pas comprendre le sens de la vie ; ne pense pas, vis !
Je ne puis pas faire cela, parce que je l’ai fait trop longtemps déjà.
Je ne puis pas ne pas voir maintenant le jour et la nuit qui courent et me mènent à la mort.
Je ne vois que cela puisque c’est la seule vérité. Tout le reste est mensonge.
Ces deux gouttes de miel qui, plus longtemps que les autres, me détournaient les yeux de la cruelle vérité, — l’amour pour ma famille et pour les lettres, que je nommais art, — n’avaient plus de douceur pour moi.
— La famille... me disais-je ; — mais la famille — épouse, enfants, ils sont donc aussi des hommes. Ils se trouvent dans les mêmes conditions que moi : ils doivent ou vivre dans le mensonge, ou bien voir l’affreuse vérité... Pourquoi donc doivent-ils vivre ?
Pourquoi les aimerais-je, les protégerais-je, veillerais-je sur eux ? Pour qu’ils connaissent le même désespoir qui est en moi ou pour qu’ils vivent en êtres stupides ?
Les aimant, je ne puis leur cacher la vérité ; chaque pas dans le savoir mène vers cette vérité. Et la vérité, c’est la mort.
L’art, la poésie...
Longtemps sous l’influence du succès et des louanges des hommes, je me persuadais que c’était là un travail qu’on pouvait faire malgré la mort qui détruira tout : mes actions et jusqu’à leur souvenir. Je voyais clairement que l’art est un ornement de la vie, un attrait de la vie. Mais la vie ayant perdu pour moi son attrait, comment pouvais-je y attirer les autres ? Tant que j’ai vécu, sans me rendre compte de ma propre vie, influencé que j’étais par la vie des autres, tant que j’ai pensé que la vie avait un sens, bien que je ne pusse pas le définir, le reflet de la vie dans la poésie et dans les arts me faisait plaisir et je m’amusais à la regarder dans ce petit miroir de l’art. Mais lorsque je m’efforçai de trouver le sens de la vie, lorsque je sentis la nécessité de vivre moi-même, — ce petit miroir me devint inutile, superflu, à la fois drôle et pénible. Il m’était déjà impossible de me consoler en voyant dans ce miroir que ma situation était stupide et désespérante. C’était bien de m’en réjouir quand je croyais au fond de mon âme que ma vie avait du sens. Alors ce jeu des lumières de la vie — comique, tragique, touchante, belle, affreuse — m’amusait. Mais lorsque je sus que la vie est horrible et n’est qu’un non-sens, le jeu du petit miroir ne pouvait plus me divertir. Le miel avait perdu pour moi toute douceur, car je voyais le dragon et les souris ronger mon appui.
Mais ce n’est pas tout encore. Si j’eusse simplement compris que la vie n’a pas de sens, j’aurais pu le savoir tranquillement, j’aurais pu savoir que tel est mon sort. Mais je ne pouvais pas me tranquilliser par là. Si j’avais été comme un homme dans une forêt qu’il sait sans issue, j’aurais pu vivre ; mais j’étais comme un homme égaré dans la forêt et qui court de tous côtés pour trouver la sortie : il sait que chaque pas l’égare davantage et pourtant il ne peut se défendre de se jeter de tous côtés.
Voilà ce qui était affreux !
Et pour me débarrasser de cet effroi je voulais me tuer : j’éprouvais l’horreur de ce qui m’attendait, je savais que cette horreur est encore plus terrible que la situation même, mais je ne pouvais pas attendre la fin patiemment.
Malgré toute la force de cet argument : « quelque vaisseau se rompra dans le cœur ou quelque chose éclatera et tout sera fini, » je ne pouvais pas attendre la fin avec patience.
La terreur de l’obscurité était trop forte, et je voulais plus vite, plus vite, m’en débarrasser à l’aide d’une corde ou d’une balle.
C’est surtout ce sentiment qui m’attirait au suicide.
« Mais, peut-être, n’ai-je pas remarqué ou n’ai-je pas compris quelque chose ? — me disais-je souvent. Il n’est pas possible que cet état de désespoir soit naturel aux hommes. »
Et je cherchais une explication à toutes ces questions dans toutes ces connaissances acquises par les hommes.
Et je cherchais douloureusement et longtemps, et non par curiosité oisive ; je ne cherchais pas avec indolence, mais je cherchais péniblement, obstinément, des journées et des nuits entières ; je cherchais comme un homme qui se perd et cherche à se sauver ; et je ne trouvais rien.
Je cherchais dans toutes les sciences et non seulement je ne trouvais pas, mais je fus convaincu que tous ceux qui ont cherché comme moi dans la science n’ont rien trouvé non plus. Et non seulement ils n’ont rien trouvé, mais ils ont reconnu clairement que la même chose, qui me menait au désespoir— l’absurdité de la vie — est le seul, l’incontestable savoir accessible à l’homme.
Je cherchais partout et, grâce à ma vie passée dans l’étude et aussi à cause de mes relations avec le monde des savants, les savants de toutes sciences m’accueillirent et ne refusèrent pas de m’ouvrir toutes leurs connaissances, non pas par les livres seulement, mais par des conversations ; et ainsi je compris tout ce que la science répond à la question de la vie.
Longtemps je ne pus croire que la science ne réponde rien de plus que ce qu’elle répond. Pendant bien longtemps, en considérant le ton grave et sérieux des sciences exactes, qui ne s’occupent guère du problème de la vie humaine, il me paraissait qu’elles renfermaient quelque chose que je ne comprenais pas.
Pendant longtemps je m’inclinais devant le savoir et je pensais que si les réponses n’étaient pas conformes à mes questions, ce n’était pas la faute de la science, mais celle de mon ignorance. Ce n’était pas une affaire de plaisanterie pour moi, mais la chose sérieuse de toute ma vie et, que je le voulusse ou non, je fus amené à la conviction que mes questions ne sont que des questions légitimes, qui servent de base à tout savoir et que ce ne sont pas elles, non plus que moi, qui sont fautifs, mais la science, si elle a la prétention d’y répondre.
Ma question, celle qui, à cinquante ans, me conduisait au suicide, était des plus simples : elle est dans l’âme de tout homme, depuis l’enfant stupide jusqu’au plus sage vieillard ; sans elle, la vie est impossible, comme je l’ai éprouvé moi-même.
Voici en quoi elle consistait :
— Qu’est-ce qui sortira de ce que je fais aujourd’hui ? de ce que je ferai demain ? Qu’est-ce qui sortira de toute ma vie ?
On peut encore la formuler ainsi :
— Pourquoi dois-je vivre ? pourquoi dois-je faire quelque chose ?
Ou encore autrement :
— Y a-t-il dans la vie un but qui ne se détruise pas par la mort inévitable qui m’attend ?
À cette même question diversement exprimée, je cherchai une réponse dans le savoir de l’homme. Et j’ai trouvé que, relativement à cette question, toutes les sciences de l’humanité se divisent, pour ainsi dire, en deux hémisphères aux deux extrémités opposées desquelles se trouvent deux pôles : l’un négatif, l’autre positif ; mais que ni à l’un, ni à l’autre pôle, il n’y a de réponse aux questions de la vie.
Toute une série de sciences semblent même ne pas admettre cette question, bien qu’elles répondent clairement et précisément à leurs propres objections : ce sont une série de connaissances expérimentées, et au point culminant se trouvent les mathématiques.
Une autre série de connaissances admettent la question, mais n’y répondent pas : ce sont une série de sciences théoriques, et à leur point culminant se tient la métaphysique.
Depuis ma première jeunesse, les sciences métaphysiques m’intéressaient beaucoup. Dans la suite, les sciences mathématiques et naturelles m’attirèrent aussi, et jusqu’au moment où cette question se posa clairement devant moi, grandissant toujours et exigeant impérieusement une solution, jusqu’à ce temps je me contentais de ce semblant de réponse que la science peut donner.
Ou bien dans le domaine des sciences positives, je me disais :
— Tout se développe, se différencie, marche vers la complication et l’amélioration, et il y a des lois qui guident cette marche. Toi, tu es une partie de l’entier. Ayant compris l’entier autant que possible et ayant compris la loi du développement, tu comprendras aussi ta place dans cet entier, tu te comprendras toi-même.
Malgré toute la honte que me coûte cet aveu, il y a eu un temps où j’avais l’air de me contenter de cela.
Mes muscles grandissaient et se fortifiaient. Ma mémoire s’enrichissait. La capacité de la pensée et de la compréhension s’augmentait. Je croissais et me développais, et, sentant cette croissance en moi-même, il était tout naturel pour moi de croire que c’était justement dans la loi de tout l’univers que je trouverais la solution de ce problème de ma vie. Mais le temps est venu où ma croissance s’est arrêtée. Je sens que je ne me développe plus et même que je me rétrécis. Mes muscles s’affaiblissent. Mes dents tombent, et je sens que cette loi, non seulement ne m’explique rien, mais qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’a pu exister pareille loi, et que j’avais pris pour une loi ce que j’avais trouvé en moi-même pendant un certain temps de ma vie.
Je me reportai alors plus sévèrement à la définition de cette loi, et je compris clairement que des lois du développement en général ne pouvaient pas exister. Je compris clairement que dire « Dans l’espace et le temps infini, tout se développe, s’améliore, se complique, se différencie », c’était ne rien dire. Tout cela ne sont que des mots sans portée, puisque, dans l’infini, il n’y a ni complication, ni simplicité, ni avant, ni après, ni pire, ni mieux.
Mais le principal est que la question qui m’était personnelle : « que suis-je avec mes désirs ? » restait toujours et absolument sans réponse.
Et je compris que ces connaissances sont très intéressantes, très attrayantes, mais qu’elles sont précises et claires en proportions inverses de leur application aux problèmes de la vie. Moins elles sont applicables aux questions de la vie, plus elles sont précises et claires. Plus elles tendent à donner des solutions aux questions de la vie, moins elles sont claires ou attrayantes.
Si l’on se tourne vers les sciences qui tendent à conclure sur les grandes questions de la vie, — vers la physiologie, la psychologie, la biologie, la sociologie, — on y trouve une pauvreté d’esprit stupéfiante, une prétention non justifiée à résoudre des questions sur lesquelles elles ne sont pas compétentes. Elles n’aboutissent qu’à mettre le penseur en contradiction perpétuelle avec les autres penseurs et souvent avec lui-même.
Si l’on s’adresse aux sciences qui ne s’occupent pas de la solution des questions de la vie, mais qui répondent à ses questions scientifiques et spéciales, alors, on s’émerveille de la force de l’esprit humain, tout en sachant d’avance qu’il n’a rien à répondre aux questions de la vie.
Ces sciences ignorent ouvertement la question de la vie.
Elles disent :
— À ce que tu es, et pourquoi tu vis, nous n’avons pas de réponses et nous ne nous en occupons pas ; mais si tu as besoin de connaître les lois de la lumière et des compositions chimiques, les lois du développement des organismes, si tu as besoin de connaître les lois des corps, leur forme et la relation des chiffres et des grandeurs, si tu as besoin de connaître les lois de ton esprit, alors, pour tout cela, nous avons des réponses claires, précises et incontestables.
En général, le rapport des sciences expérimentales à la question de la vie peut être exprimée ainsi :
Question : Pourquoi est-ce que je vis ?
Réponse : Dans l’espace infiniment grand, dans le temps infiniment long, les portions infiniment petites changent de phases dans la complication infinie, et lorsque tu comprendras les lois de ces changements tu comprendras pourquoi tu vis.
Ou bien dans le domaine théorique, je me disais :
— Toute l’humanité vit et se développe d’après les principes spirituels de l’idéal qui la guident. L’idéal s’exprime dans la religion, dans la science, dans l’art, dans la forme du gouvernement. Cet idéal devient plus beau et plus élevé ; l’humanité marche vers les régions supérieures. Moi, je suis une partie de l’humanité et, par conséquent, ma vocation consiste à coopérer à la connaissance et à la réalisation de ce qui est l’idéal pour l’humanité. Et tant que dura l’affaiblissement de mon esprit, je me contentai de cette réponse ; mais, dès que la question de la vie s’éleva clairement en moi, toute cette théorie s’écroula du coup. Sans tenir compte du manque de précision inconsciente, grâce auquel les résultats obtenus par l’étude sur une petite partie de l’humanité passent pour des principes généraux, sans tenir compte des contradictions flagrantes entre les partisans d’opinions différentes sur l’idéal de l’humanité, la bizarrerie, pour ne pas dire la sottise de cette opinion, consiste en ce que, pour répondre à la question qui se pose devant chaque homme : « Que suis-je ? » — ou : « Pourquoi est-ce que je vis ? » — ou : « Que dois-je faire ? » — l’homme doit avant tout répondre à cette question : « Qu’est-ce que la vie de toute l’humanité ? » Or, cette humanité lui est inconnue. Il n’en connaît qu’une toute petite partie, limitée à une toute petite période de temps. Pour pouvoir comprendre ce qu’il est, l’homme doit comprendre avant tout ce qu’est cette mystérieuse humanité faite d’individus tout pareils à lui, quoique ne se comprenant pas eux-mêmes.
Je dois avouer qu’il y eut un temps où je croyais à ce principe.
C’était le temps où je poursuivais un idéal favori qui justifiât mes caprices. À cet effet, je m’efforçais d’inventer une théorie telle que je pusse envisager ces caprices comme une loi de l’humanité. Mais, du moment où la question de la vie se souleva en moi, dans toute sa clarté, la vérité de cette réponse se dissipa comme une vapeur dans les airs. Et je compris que, de même que dans les sciences positives, il y a des sciences vraies et des demi-sciences, qui tendent à fournir des réponses aux questions qui ne leur sont pas proposées ; — je compris aussi que dans ce domaine il y a tout une série de connaissances plus détaillées qui tâchent de répondre aux questions qui ne relèvent pas d’elles. Les demi-sciences de ce domaine, les sciences juridiques, historiques, sociales, qui tendent à résoudre la question de l’humanité, le font de pure imagination, d’une façon fantaisiste et chacune à sa manière.
Mais, de même que dans le domaine des sciences positives l’homme qui demande sincèrement : « Comment dois-je vivre ? » ne peut pas se contenter de la réponse : « Étudie dans l’espace infini les changements infinis d’après le temps et la complication des parties infiniment petites, et alors tu comprendras ta vie » ; de même un homme sincère ne peut non plus se contenter de la réponse : « Étudie la vie de toute l’humanité, dont nous ne pouvons connaître ni le commencement ni la fin et dont la plus grande partie est inconnue ; alors tu comprendras ta vie. »
Il en est de même dans les demi-sciences expérimentales. Et plus ces demi-sciences s’éloignent de leur enseignement propre, plus elles sont pleines d’obscurité et d’indécision, de sottise et de contradiction.
Le problème d’une science positive est une succession de causes, de phénomènes matériels.
La science expérimentale n’a qu’à introduire la question de la cause finale et il en sort — une absurdité.
Le problème de la science théorique est d’essayer de comprendre l’essence de la vie sans en envisager les causes. Mais il n’y a qu’à pousser l’investigation jusqu’aux phénomènes de cause considérés comme phénomènes sociaux, historiques, et on n’obtient qu’une absurdité.
La science expérimentale ne donne une signification positive et ne montre la grandeur de l’esprit humain que lorsqu’elle n’introduit pas dans ses investigations la cause finale. Et, au rebours, la science théorique n’est une science et ne montre la grandeur de l’esprit humain que lorsqu’elle écarte complètement les questions du rituel des phénomènes de causes et lorsqu’elle n’envisage l’homme que par rapport à la cause finale.
Cette science dans ce domaine dont elle est le pôle — est la métaphysique ou philosophie.
Cette science pose nettement la question :
— Que suis-je, et qu’est l’univers ? Et pourquoi suis-je et pourquoi est tout l’univers ?
Et, depuis qu’elle existe, elle répond toujours de la même manière. Que ce soit l’idée, la substance, l’esprit, ou la volonté que la philosophie désigne par le nom essence — essence de la vie qui est en moi et dans tout ce qui existe, — le philosophe répète toujours que l’essence est, — et que moi — je suis justement cette essence ; mais pourquoi elle est, il ne le sait pas et ne répond pas s’il est un penseur sincère.
Je demande :
— Pourquoi cette essence est ? Que sortira-t-il de ce qu’elle est ou de ce qu’elle sera ?...
Et la philosophie, non seulement ne répond pas, mais c’est justement cela qu’elle-même demande.
Si elle est la vraie philosophie, tout son travail ne consiste qu’à poser clairement cette question. Et si elle tient fermement à son problème, elle ne peut répondre autrement qu’à la question : « que suis-je et qu’est tout le monde ? — tout et rien » — et à la question : « pourquoi ? — je ne sais pas. » Ainsi j’aurai beau tourner et retourner les questions théoriques de la philosophie, je ne recevrai pas même un semblant de réponse, non pas que, dans une sphère nette et expérimentée comme l’est la sienne, la réponse ne puisse se rapporter à ma question. Au contraire, le travail spirituel qui est son objet la porte justement vers ma question ; mais il n’y a pas de réponse, si ce n’est la même question présentée sous une forme beaucoup plus compliquée.
Pendant que je cherchais la réponse à la question de la vie, j’éprouvais tout à fait le même sentiment qu’éprouve l’homme qui s’est égaré dans la forêt. Ayant débouché sur une clairière, il grimpa sur un arbre et vit clairement des espaces illimités, mais pas une seule maison ; et il comprit qu’il ne pouvait s’en trouver. Il alla alors dans l’épaisseur du bois, dans les ténèbres ; mais, là encore, nulle trace de refuge !
J’errais ainsi dans la forêt des connaissances humaines, parmi les lueurs des sciences mathématiques et expérimentales, qui, tout en me découvrant des horizons lumineux, ne pouvaient me fournir aucun abri. Je vaguais au milieu de l’obscurité des connaissances théoriques, toujours plus sombres à mesure que je m’y enfonçais, jusqu’à ce que je fusse enfin persuadé qu’il n’y avait et qu’il ne pouvait pas y avoir d’issue.
En étudiant les côtés positifs de la science, j’avais compris que je ne faisais que détourner mes yeux de la question. Malgré tout l’attrait et la clarté des horizons qui s’ouvraient devant moi, malgré tout le charme qu’il y a à se plonger dans l’infini de ces connaissances, je compris désormais que ces connaissances m’étaient d’autant plus claires qu’elles m’étaient moins nécessaires et utiles à la solution du problème que je poursuivais. — Eh bien, — me disais-je, — je sais tout ce que la science veut savoir si obstinément ; mais sur ce chemin il n’y a pas de réponse à la question du sens de ma vie. D’autre part, dans le domaine théorique, — malgré, ou justement parce que son objet est strictement dirigé vers la réponse à ma question, — il n’y a pas d’autre réponse que celle que je me donnais à moi-même : « — Quel est le sens de ma vie ? — Nul » ; ou : « — Qu’est-ce qui sortira de ma vie ? — Rien », ou : « — Pourquoi existe tout ce qui existe et pourquoi est-ce que j’existe ? — Parce que tu existes. »
M’adressant à un côté des connaissances humaines, je recevais une quantité infinie de réponses précises sur ce que je ne demandais pas : sur la composition chimique des étoiles, sur le mouvement du soleil vers la constellation d’Hercule, sur l’évolution des espèces et de l’homme, sur les formes infiniment petites, impondérables parties de l’éther ; mais à ma question : « Quel est le sens de la vie ? » je recevais pour toute réponse dans ce domaine de la science : « Tu es ce qui s’appelle la vie ; tu es une agrégation accidentelle de molécules. La transformation de ces parties et leur influence mutuelle s’appelle la vie. Cette agrégation tiendra quelque temps, puis l’action réciproque de ces parties cessera : et ce que tu appelles vie cessera également, comme aussi toutes les questions que tu te poses — tu es une petite houle de « quelque chose » qui s’est accidentellement amassé. La petite boule se consume en fermentant, et cette fermentation de petites boules s’appelle la vie. La boule éclatera — et la fermentation finira de même que toutes les questions. » C’est ainsi que répondent les sciences positives et elles ne peuvent répondre autrement si elles restent logiques avec leur point de départ. Il est évident qu’une telle réponse n’en est pas une, eu égard à ma question. J’ai besoin de savoir le sens de ma vie. M’expliquer qu’elle est une petite partie de l’infini, au lieu de lui donner un sens, c’est en détruire tout sens possible.
Ce compromis entre le savoir expérimental et la théorie pure, d’après lequel le sens de la vie consisterait dans le développement et la coopération à ce développement, ce compromis ne peut, pour cause d’inexactitude et d’obscurité, être compté comme une réponse.
L’autre côté du savoir, le côté théorique, lorsqu’il serre de près sa propre logique, donne et a toujours donné pour réponse directe à ma question :
— Le monde est quelque chose d’infini et d’incompréhensible. La vie humaine est une partie incompréhensible de cet incompréhensible tout.
Je ne veux pas parler de tous ces accommodements entre les sciences théoriques et les sciences expérimentales, lesquels forment tout le bagage des demi-sciences qu’on nomme juridiques, politiques, historiques.
Dans ces sciences également, on introduit irrégulièrement des idées, des développements, des perfectionnements, avec cette différence que tout à l’heure il était question du développement du tout en général, et qu’ici il ne s’agit que de la vie humaine.
L’irrégularité est la même : le développement, la perfection dans l’infini ne peut avoir ni but, ni direction, et ne répond rien à ma question.
Là où la science théorique est précise, dans la vraie philosophie — et non pas dans la philosophie que Schopenhauer nomme la philosophie de profession, laquelle ne sert qu’à classifier tous les phénomènes existants d’après de nouvelles bases philosophiques et à les nommer par de nouveaux noms, — là où le philosophe ne perd pas de vue la question essentielle, la réponse est toujours la même, — réponse donnée par Socrate, Schopenhauer, Salomon, Bouddha.
« Nous ne nous rapprocherons de la vérité qu’autant que nous nous éloignerons de la vie », dit Socrate se préparant à mourir,
« Pourquoi nous, qui aimons la vérité, nous précipitons-nous vers la vie ? — Pour nous débarrasser du corps et de tout le mal qui sort de la vie du corps. Si c’est ainsi, comment donc ne pas nous réjouir quand la mort vient à nous ?
« Le sage cherche la mort toute sa vie. C’est pourquoi la mort ne l’effraye pas. »
Et voici ce que dit Schopenhauer :
« Ayant compris l’essence intime du monde comme une volonté et n’ayant reçu que l’abjection de cette volonté depuis l’incontestable précipitation des forces obscures de la nature jusqu’à l’activité pleine de la conscience de l’homme, nous ne pourrons absolument pas éviter la conséquence suivante. Avec la libre négation de sa propre volonté, disparaîtront aussi tous ces phénomènes, cette précipitation continuelle et cette traction sans but ni repos par tous les degrés de l’abjection, dans laquelle et à l’aide de laquelle existe l’univers. La variation des formes successives disparaîtra. Disparaîtront aussi avec la forme tous ces phénomènes avec leurs formes générales, l’espace et le temps, et finalement la dernière forme fondamentale — le sujet et l’objet. S’il n’y a pas de volonté, s’il n’y a pas de figuration, il n’y a pas d’univers non plus. Certainement il ne reste devant nous que le néant. Mais ce qui s’oppose à cette transition au néant — notre nature — n’est donc que cette même volonté de l’existence (Wille zum Leben), de laquelle nous consistons ainsi que notre monde. Notre horreur du néant ou bien cette volonté que nous avons tous de vivre veut dire seulement que nous-même nous ne sommes que ce désir de vivre et ne connaissons rien d’autre que ce désir. C’est pourquoi pour nous, qui sommes pleins de volonté, après la destruction complète de la volonté, il ne reste que le néant ; mais, au rebours aussi, pour ceux chez qui la volonté s’est changée et s’est niée elle-même, pour ceux-là notre monde, si réel avec tous ses soleils et ses voies lactées, n’est aussi que le néant. »
« Vanité des vanités, — dit Salomon, — vanité des vanités, tout est vanité ! Quel avantage l’homme tire-t-il de tout le travail qu’il fait sous le soleil ? Une génération passe et une autre génération vient ; mais la terre demeure toujours ferme et ce qui a été est ce qui sera ; ce qui a été fait est ce qui se fera, et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Y a-t-il quelque chose dont on puisse dire : Regarde, cela est nouveau ? Cela a déjà été dans les siècles qui ont été avant nous. On ne se souvient plus des choses qui ont précédé ; de même, parmi ceux qui viendront à l’avenir, on ne se souviendra point des choses qui seront ci-après. Moi, l’Ecclésiaste, j’ai été roi sur Israël, à Jérusalem, et j’ai appliqué mon cœur à rechercher et à sonder avec sagesse tout ce qui se faisait sous les cieux, ce qui est une occupation fâcheuse que Dieu a donnée aux hommes afin qu’ils s’y occupent. J’ai regardé tout ce qui se fait sous le soleil, et voilà : tout est vanité et tourment d’esprit. J’ai parlé en mon cœur, et j’ai dit : Voici, j’ai grandi et crû en sagesse par-dessus tous ceux qui ont été avant moi sur Jérusalem et mon cœur a vu beaucoup de sagesse et de science ; et j’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse et à connaître les erreurs et la folie ; mais j’ai connu que cela était aussi un tourment d’esprit ; car où il y a abondance de science, il y a abondance de chagrin ; et celui qui s’accroît de la science s’accroît de la douleur.
« J’ai dit en mon cœur : — Allons, que je t’éprouve maintenant par la joie et jouis du bien ; mais voilà, cela aussi est vanité. J’ai dit touchant le ris : — Il est insensé, et touchant la joie : — De quoi sert-elle ? J’ai recherché en mon cœur le moyen de me traiter délicatement, et que cependant mon cœur s’appliquât à la sagesse et comprît ce que c’est que la folie, jusqu’à ce que je visse ce qu’il est bon aux hommes de faire sous les cieux pendant les jours de leur vie. Je me suis fait des choses magnifiques. Je me suis bâti des maisons ; je me suis planté des vignes ; je me suis fait des jardins et des vergers, et j’y ai planté toutes sortes d’arbres fruitiers ; je me suis fait des réservoirs d’eau pour en arroser le parc planté d’arbres. J’ai acquis des serviteurs et des servantes, et j’ai eu des serviteurs nés en ma maison, et j’ai eu plus de gros et de menu bétail que tous ceux qui ont été avant moi à Jérusalem. Je me suis amassé de l’argent et de l’or et les plus précieux joyaux des rois et des provinces. Je me suis acquis des chanteurs et des chanteuses, et les délices des hommes, une harmonie d’instruments de musique, même plusieurs harmonies de toutes sortes d’instruments. Je me suis agrandi et je me suis accru plus que tous ceux qui ont été avant moi à Jérusalem, et avec cela ma sagesse est demeurée avec moi. Enfin, je n’ai rien refusé à mes yeux de tout ce qu’ils ont demandé, et je n’ai épargné aucune joie à mon cœur ; car mon cœur s’est réjoui de tout mon travail, et ç’a été tout ce que j’ai eu de tout mon travail. Mais ayant considéré tous les ouvrages que mes mains avaient faits et tout le travail auquel je m’étais occupé pour le faire, voilà : tout était vanité et tourment d’esprit ; de sorte que l’homme n’a aucun avantage de ce qui est sous le soleil. Puis je me suis mis à considérer aussi bien la sagesse que les sottises et la folie, car quel est l’homme qui pourrait suivre un roi en ce qui a déjà été fait ? Je reconnus qu’elles toutes ont le même sort. C’est pourquoi j’ai dit en mon cœur : il m’arrivera comme à l’insensé. Pourquoi donc ai-je été plus sage alors ? C’est pourquoi j’ai dit en mon cœur que cela aussi était une vanité. La mémoire du sage ne sera point éternelle, non plus que celle de l’insensé, parce que dans les jours à venir tout sera déjà oublié. Et pourquoi le sage meurt-il de même que l’insensé ? C’est pourquoi j’ai haï cette vie, parce que les choses qui se sont faites sous le soleil m’ont déplu, parce que tout est vanité et tourment d’esprit. J’ai aussi haï tout mon travail qui a été fait sous le soleil, parce que je le laisserai à l’homme qui sera après moi. Car qu’est-ce que l’homme a de tout son travail et du tourment de son cœur dont il se fatigue sous le soleil ? Car tous ses jours ne sont que douleurs, et son occupation n’est que chagrin ; même la nuit son cœur ne repose pas. Cela aussi est une vanité. N’est-ce donc pas le bien de l’homme qu’il mange et qu’il boive, et qu’il fasse que son âme jouisse du fruit de son travail ? J’ai vu aussi que cela vient de la main de Dieu.
« Pour tout et pour tous la même chose ; le même sort au juste et à l’impie, au bon et au méchant, à l’homme honnête et à l’homme malhonnête, à celui qui fait des sacrifices et à celui qui n’en fait pas. Comme au bienfaiteur, ainsi au pécheur ; comme à celui qui jure, ainsi à celui qui a peur de la malédiction. Ce qui est mauvais en tout ce qui se fait sous le soleil, c’est qu’il n’y a qu’un sort pour tous et le cœur des fils des hommes est plein de méchanceté. La folie est au fond de leur cœur, de leur vie. Après quoi ils s’en vont chez les morts. Pour celui qui se trouve parmi les vivants il y a encore de l’espoir ; de même qu’un chien vivant est plus heureux qu’un lion mort. Les vivants savent qu’ils mourront et les morts ne savent rien. Il n’y a plus de rémunération pour eux, parce que leur souvenir est livré à l’oubli ; et leur amour, et leur haine, et leur jalousie sont déjà disparus et il n’y a plus d’honneur pour eux en rien de ce qui se fait sous le soleil. »
C’est ainsi que parle Salomon ou celui qui a écrit ces paroles.
Et voici ce que dit la Sagesse indienne :
Çakia-Mouni, un jeune prince heureux à qui on avait caché les maladies, la vieillesse et la mort, va à la promenade et voit un vieillard affreux, édenté, à l’aspect repoussant.
Le prince, qui ne connaissait pas la vieillesse, s’étonne et demande ce que c’est et pourquoi cet homme est arrivé à une situation si pitoyable, si dégoûtante et si hideuse. Et lorsqu’il entend que c’est le sort de tous, que lui, jeune prince, est inévitablement menacé de la même décrépitude, il ne peut plus aller se promener et retourne à son palais pour réfléchir sur ce sujet.
Et le voilà enfermé tout seul et songeant !
Probablement il se crée quelque consolation, puisque gai et heureux il sort de nouveau.
Mais, cette fois-ci, il rencontre un malade. Il voit un homme épuisé, devenu bleuâtre, tremblant, ayant des yeux troubles. Le prince, à qui on avait caché la maladie, s’arrête et demande ce que c’est. Et lorsqu’il apprend que c’est la maladie, à laquelle sont sujets tous les hommes et que lui-même, prince bien portant et heureux, peut, dès demain, tomber malade de la même manière, il sent sa disposition à se divertir lui manquer de nouveau. Il ordonne de revenir et cherche la tranquillité. Il la trouve probablement, puisqu’il va se promener pour la troisième fois.
Mais, cette fois-ci, un nouveau spectacle s’offre encore à lui : il voit qu’on porte quelque chose.
— Qu’est-ce ?
— Un homme mort.
— Que veut dire mort ? demande le prince.
On lui dit que mourir veut dire être ce qu’est devenu cet homme. Le prince s’approche du mort, ouvre le cercueil et le regarde.
— Qu’est-ce qu’il en sortira après ? demande le prince.
On lui dit qu’on le déposera dans la terre.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il sera sûr qu’il ne sera plus jamais vivant et il ne sortira de lui que vers et puanteur.
— Et c’est le partage de tous les hommes ? Sera-ce la même chose avec moi ? M’enterrera-t-on et n’y aura-t-il de moi que la puanteur et des vers qui me mangeront !
— Oui.
— Arrière ! je ne vais pas me promener et je n’irai plus jamais.
Et Çakia-Mouni ne peut trouver de consolation dans la vie et il décide que la vie est un énorme mal. Il emploie toutes les forces de son âme à s’en libérer et à en libérer les autres, de telle sorte qu’après la mort la vie ne se renouvelât pas de quelque manière que ce fût, pour exterminer la vie dans sa racine même.
Voilà ce que proclame la sagesse indienne tout entière.
Voici ce que dit encore la sagesse humaine lorsqu’elle répond sans détour à la question de la vie.
« La vie du corps est un mal et un mensonge. C’est pourquoi l’abolition de cette vie du corps est un bien et pour cela nous devons le désirer, » dit Socrate.
« La vie est ce qui ne doit pas être, c’est un mal ; et le passage au néant est le seul bien de la vie, » dit Schopenhauer.
« Tout au monde : sottise, sagesse, richesse, misère, gaieté, chagrin, tout est vanité et sottise. L’homme mourra et il n’en restera rien. Et cela est sot, » dit Salomon.
« Vivre avec la conscience de l’inévitabilité des souffrances, de l’affaiblissement et de la mort est impossible.... Il faut se délivrer de la vie, de toute possibilité de la vie, » dit Bouddha.
Ce qu’ont dit ces esprits forts, des millions d’hommes semblables à eux l’ont dit, l’ont pensé, l’ont senti. Et c’est ce que je pense et ce que je sens moi-même.
C’est ainsi que mes incursions dans le domaine des sciences, non seulement ne me débarrassèrent pas de mon désespoir, mais l’augmentèrent encore. L’une ne répondait pas aux questions de la vie. L’autre répondait directement, confirmant mon désespoir et montrant que la situation à laquelle j’étais arrivé n’était pas le fruit de mon erreur, de l’état maladif de mon esprit. Au contraire, elle me démontrait que je pensais correctement et que je tombais d’accord avec les plus forts esprits de l’humanité.
Il n’y a pas à s’y tromper : tout est vanité ! Heureux celui qui ne fut jamais né. La mort vaut mieux que la vie, dont il faut se défaire.
N’ayant pas trouvé d’explication dans la science, je commençai à chercher cette explication dans la vie, espérant la trouver chez les hommes qui m’entouraient ; je commençai à observer mes semblables, à étudier leur vie et leur manière d’envisager cette question qui m’avait amené à ce désespoir.
Et voici ce que j’ai trouvé chez les hommes qui sont mes égaux par leur instruction et leur façon de vivre.
J’ai trouvé que pour les hommes de mon monde il y a quatre issues à cette affreuse situation dans laquelle nous nous trouvons tous.
La première est celle de l’ignorance. Elle consiste à ne pas savoir, à ne pas comprendre que la vie est un mal et un non-sens. Les personnes qui appartiennent à cette catégorie, — des femmes pour la plupart ou bien des hommes très jeunes ou peu intelligents,— n’ont pas encore compris cette question de la vie qui se présenta à Schopenhauer, à Salomon, à Bouddha. Ils ne voient ni le dragon qui les attend, ni les souris qui rongent les buissons auxquels ils se tiennent, et ils continuent de sucer les gouttes de miel. Mais leur quiétude ne durera que jusqu’au moment où quelque chose dirigera leur attention vers le dragon et les souris et ce sera la fin de leur plaisir. Je n’ai rien à apprendre d’eux et ne puis cesser de savoir ce que je sais déjà.
La seconde issue, c’est l’issue épicurienne. Elle consiste à profiter des biens qui s’offrent à nous ; et, sachant que la vie est sans espoir, à ne regarder ni le dragon, ni les souris, mais à sucer le miel de la façon la plus agréable possible, surtout s’il y en a beaucoup. Salomon exprime ainsi cette idée : « Et je louai la gaieté, puisqu’il n’y a rien de meilleur pour l’homme que de manger, de boire et de se divertir ; cela la récrée dans les travaux journaliers que lui donne Dieu ici-bas.
« Et ainsi, va, mange ton pain avec gaieté et bois ton vin dans la joie... Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, dans tous les jours de ta vie vaniteuse, dans tous tes jours vaniteux, puisque c’est ta part dans la vie et les travaux que tu fais sous le soleil... Tout ce qui est de la force de ta main, fais-le, puisque, dans le tombeau qui t’attend, il n’y a ni travail, ni réflexion, ni savoir, ni sagesse. »
C’est par de telles réflexions que la majorité des personnes de notre monde entend la possibilité de vivre. Les conditions dans lesquelles elles se trouvent font qu’elles ont plus de biens que de maux, et la stupidité morale leur donne la possibilité d’oublier que le profit de leur situation est occasionnel, que tout le monde ne peut pas avoir mille femmes et des palais, comme Salomon ; que pour chaque homme ayant mille femmes il y a mille hommes sans femmes et que pour chaque palais il y a mille hommes qui le bâtissent à la sueur de leur front et que cet accident qui m’a fait Salomon aujourd’hui peut me faire le serf de Salomon demain. La stupidité de l’imagination de ces gens leur donne la possibilité d’oublier ce qui ne laisse pas de repos à Bouddha : l’imminence de la maladie, de la vieillesse et de la mort, qui, si ce n’est aujourd’hui, fera crouler demain tous ces plaisirs.
C’est ainsi que pensent et que sentent la plupart des hommes de notre temps et de notre monde. Quoique quelques-uns de ces gens affirment que la stupidité de leur imagination est de la philosophie, qu’ils nomment positive, ils ne se distinguent pas, à mon avis, de la catégorie de ceux qui sucent le miel pour ne pas voir. Je ne pouvais pas imiter ces gens-là : n’ayant pas leur stupidité d’imagination, je ne pouvais pas la produire en moi artificiellement. Je ne pouvais, pas plus qu’aucun autre homme vivant, arracher les yeux des souris et du dragon après les avoir vus une fois.
La troisième issue est celle de la force et de l’énergie. Elle consiste à détruire la vie, après avoir compris qu’elle est un mal et un non-sens.
C’est ainsi qu’agissent les rares hommes forts et logiques. Ayant compris toute la sottise de la plaisanterie qui nous est jouée, ayant compris aussi que le bien des morts est supérieur aux biens des vivants et que le mieux est de ne pas être, ils agissent en conséquence et terminent d’un seul coup cette stupide plaisanterie par les divers moyens à leur portée : une corde au cou, l’eau, le couteau pour se l’enfoncer dans le cœur, les roues d’une locomotive. Le nombre des personnes de notre société qui agissent de la sorte devient de plus en plus grand, et c’est surtout à la meilleure période de leur vie qu’elles s’y décident, lorsque les forces de l’âme sont dans tout leur épanouissement et qu’elles ne se sont pas encore familiarisées avec les habitudes dégradantes. Il me semblait que cette fin était la plus digne et je voulais agir de la sorte.
La quatrième issue est la faiblesse. Elle consiste à continuer à tramer la vie tout en en comprenant le mal et le non-sens et en sachant d’avance que rien n’en peut résulter.
Les hommes de cette espèce savent que la mort est meilleure que la vie ; mais n’ayant pas la force d’agir raisonnablement, de mettre fin au plus vite à cette supercherie et de se tuer, ils ont l’air d’attendre quelque chose. C’est là l’issue de la faiblesse ; car, connaissant le mieux et le pouvant, pourquoi ne pas s’y abandonner ?... Je me traînais dans cette catégorie.
C’est ainsi que les hommes de ma qualité se sauvent par quatre chemins de l’horrible contradiction. J’ai eu beau exercer toute la force de mon esprit, je n’ai pas trouvé d’autres issues que ces quatre.
L’une est de ne pas comprendre que la vie est un non-sens, une vanité et un mal, et qu’il vaut mieux ne pas vivre. Je ne pouvais pas ne pas savoir cela, et le sachant, je ne pouvais plus fermer les yeux sur la vérité. La deuxième consiste à profiter de la vie telle qu’elle est, sans penser à l’avenir. Et je ne pouvais faire cela. Moi, comme Çakia-Mouni, je ne pouvais pas aller à la chasse quand je savais que j’entraînais sur mes pas la vieillesse, les souffrances et la mort. Mon imagination était trop vive. En outre, je ne pouvais pas goûter les jouissances qui s’offraient à moi accidentellement et pour un moment. La troisième issue est celle-ci : après avoir compris que la vie est un mal et une sottise, en finir, se tuer. Or je comprenais bien la vie comme cela, mais pour certaines raisons, je ne me tuai pas.
La quatrième issue — vivre comme Salomon ou Schopenhauer, — savoir que la vie est une sotte plaisanterie qui m’a été jouée et vivre malgré cela, s’habiller, écrire, parler et même écrire des livres.
Cela m’était pénible, me répugnait même et cependant je restais dans cette situation.
Voici exactement quel était l’état de mon âme. Mon intelligence m’avait fait reconnaître que la vie n’est pas raisonnable. S’il n’y a pas de raison suprême, — et il n’y en a pas, rien ne peut prouver qu’elle est, — alors la raison est la créatrice de la vie pour moi. S’il n’y avait pas de raison, il n’y aurait donc pas de vie. Comment donc cette raison nie-t-elle la vie, étant son auteur. Mais, d’un autre côté, s’il n’y avait pas de vie, ma raison n’existerait pas non plus ; par conséquent la raison est fille de la vie. La vie est tout. La raison est le fruit de la vie et cette raison nie la vie même. Je sentais que dans tout cela quelque chose n’était pas juste.
La vie est un mal dépourvu de sens, c’est certain, me disais-je. Mais je vivais, je vis encore et toute l’humanité a vécu et vit toujours.
Comment cela ? Pourquoi vit-elle donc, quand elle pourrait ne pas vivre ? Suis-je donc, tout seul avec Schopenhauer, assez intelligent pour comprendre l’absurdité et le mal de la vie ?
Les considérations sur la vanité de la vie ne sont pas si ingénieuses et elles ont été faites depuis bien longtemps par les hommes les plus simples. Malgré tout cela on a vécu et on vit encore. Pourquoi donc les autres vivent-ils et ne pensent-ils même jamais au sens de la vie ?
Mon savoir, confirmé par la sagesse des sages, m’a montré que tout au monde — d’ordre organique et inorganique — tout est arrangé avec une intelligence extraordinaire, et que ma situation seule est bête. Et ces masses stupides et énormes de gens simples qui ne savent rien de ce qui est monde organisé ou non, elles vivent toujours et croient que leur vie est très raisonnable !...
Et il me passait par la tête : Peut-être y a-t-il encore quelque chose que je ne sais pas ? L’ignorance agit bien toujours de la sorte. Lorsqu’elle se bute à quelque chose, elle prétend que ce qu’elle ignore est stupide. La réalité est qu’une humanité entière a vécu et vit, ayant l’air d’avoir saisi le sens de son existence, parce que, sans le comprendre, elle n’aurait pas pu vivre. Moi, je dis que toute cette vie est un non-sens et je ne puis vivre.
Personne ne nous empêche de nier la vie par le suicide. Mais alors tue-toi et tu ne raisonneras plus. La vie ne te plaît pas, tue-toi. Et si tu vis et ne peux pas comprendre le sens de ta vie, alors finis-la et ne tourne pas dans cette vie en décrivant et en racontant que tu ne la comprends pas. Tu es venu au milieu d’une compagnie joyeuse, tous s’y trouvent très bien, tous savent ce qu’ils font et toi tu t’ennuies, ce spectacle te répugne, eh bien, alors, va-t’en !
Nous qui sommes persuadés de la nécessité absolue du suicide et ne nous décidons pas à l’accomplir, ne sommes-nous pas véritablement des esprits faibles, sans suite, — tranchons le mot, — des sots qui nous enorgueillissons de notre sottise comme un crétin de sa musette ?
Notre sagesse, malgré son incontestable justesse, ne nous a pas donné le savoir du sens de notre vie ; tandis que toute l’humanité qui fait la vie ne doute pas de son sens.
Vraiment depuis ce long, long temps que la vie, dont je sais quelque petite chose, existe, les hommes ont vécu, tout en connaissant le raisonnement de l’inutilité de la vie, raisonnement qui fit conclure à son non-sens, et ils ont vécu tout de même, lui attribuant un sens quelconque.
Dès que la vie se fut manifestée chez les hommes, ils lui ont compris ce sens, et cependant ils l’ont supportée, et elle est arrivée jusqu’à moi.
Tout ce qu’il y a en moi et près de moi, matériel ou immatériel, tout est le fruit de leur savoir.
Les instruments mêmes de la pensée à l’aide desquels je délibère sur cette vie et la blâme, — tout cela est fait par eux et non par moi.
Moi-même je suis né, j’ai été élevé, j’ai grandi grâce à eux.
Ce sont eux qui ont extrait le fer de la terre, qui ont commencé à couper la forêt et à ensemencer la terre, qui ont apprivoisé les bœufs, les chevaux, qui nous ont enseigné à vivre ensemble, qui ont organisé notre vie ; ce sont eux qui m’ont appris à penser, à parler.
Et moi, leur œuvre, nourri et abreuvé par eux, instruit par eux, je leur ai prouvé par leurs propres mots et leurs propres pensées qu’ils sont un non-sens.
— Dans tout cela quelque chose n’est pas juste, me disais-je. Je me suis trompé quelque part.
Mais cette faute, je ne pouvais absolument pas la trouver.
Tous ces doutes, que je suis plus ou moins en état de répéter aujourd’hui, je n’aurais pu les formuler alors. Je sentais seulement que, malgré toute la logique de mes conclusions, confirmées par les plus grands penseurs, sur l’inutilité de la vie, quelque chose de faux s’y était glissé.
Était-ce dans le raisonnement même, dans la forme de la question ? Je ne le savais pas ; je sentais seulement que ma conviction intelligente était complète, mais qu’elle ne suffisait pas.
Tous ces résultats ne purent me convaincre assez pour me faire faire ce qui ressortait de mes méditations, c’est-à-dire pour me tuer. Je ne dirais pas toute la vérité en affirmant que la somme entière du travail de mon intelligence m’ait amené à cette conclusion. Mon intelligence travaillait, mais autre chose aussi — que je ne puis désigner que par les mots : « conscience de la vie ». C’était comme une force qui obligeait mon intelligence à se fixer dans une tout autre direction et à me tirer de ma situation désespérée. Cette force m’obligeait à considérer ce fait que, moi et quelques centaines de mes pareils, nous ne composions pas toute l’humanité et que la vie de l’humanité ne m’était pas encore connue.
En jetant les yeux sur le cercle très restreint des hommes de mon âge, j’en voyais que la question de la vie n’intéressait pas. D’autres comprenaient comme moi cette question, mais l’étouffaient dans l’ivresse de la vie ; quelques-uns, pleinement convaincus, y mettaient un terme. D’autres enfin l’avaient comprise, mais par faiblesse continuaient cette existence désespérée. Et mes regards n’allaient pas au delà. Il me paraissait que ce petit nombre d’hommes savants, riches et oisifs, dont j’étais, composaient toute l’humanité, et que ces milliards d’hommes qui avaient vécu et vivaient encore, n’étaient pas en réalité des hommes.
Malgré toute la singularité, toute l’incompréhensibilité de ce fait qui me frappe aujourd’hui, — d’avoir pu délibérer sur la vie sans voir la vie qui m’entourait de tous côtés, la vie de l’humanité, — la pensée que j’aie pu être à tel point dans l’erreur et croire que ma vie, celle des Salomon et des Schopenhauer, étaient la vie véritable et normale, tandis que la vie des masses n’était qu’une circonstance d’aucune importance — tout étrange que cela me paraît maintenant, il en a pourtant été ainsi.
Dans l’orgueil de mon esprit, il me semblait incontestable que moi, avec Salomon et Schopenhauer, j’avais posé la question avec une si grande vérité et une telle précision qu’on ne pouvait mieux la formuler.
Si incontestable me paraissait l’idée que tous ces milliards de créatures n’étaient pas encore arrivés à concevoir toute la profondeur de la question, que je cherchais le sens de ma vie sans penser une seule fois :
— Mais quel sens donc lui donnent et donnaient tous les milliards d’êtres qui vivent et ont vécu sur la terre ?
Je me débattis longtemps dans cette folie qui nous est surtout propre à nous hommes libéraux et instruits. C’est peut-être grâce à cet étrange amour que j’ai pour le vrai peuple des travailleurs, que je fus obligé à comprendre et à voir que ce peuple n’est pas si bête que nous le pensons ; ou bien c’est grâce à la sincérité de ma conviction que la meilleure chose que je pusse faire était de me pendre, que je sentis que, si je voulais vivre et comprendre le sens de la vie, il fallait chercher ce sens, non pas chez ceux qui l’avaient déjà perdu et qui voulaient se tuer, mais chez ces millions d’hommes qui ont vécu et vivent, en organisant leur vie et la nôtre et en en subissant les conséquences.
Et alors je considérais l’énorme masse d’hommes simples, ignorants et peu fortunés, qui vivent et ont vécu — et je constatai tout autre chose.
Je vis que tous ces milliards d’hommes qui ont fini de vivre ou qui vivent encore, je vis que tous, à de rares exceptions près, ne pouvaient être rangés parmi ceux dont je viens de parler ; il m’était impossible de les considérer comme ne comprenant pas la question, puisqu’ils la posent et y répondent avec une clarté étonnante.
Je ne pouvais non plus les classer parmi les épicuriens, parce que leur vie se compose de privations et de souffrances bien plus que de jouissances.
Encore moins pouvais-je les considérer comme vivant stupidement jusqu’à la fin de leurs jours, puisqu’ils s’expliquent chaque action de leur vie et la mort elle-même.
Ils tiennent le suicide pour un énorme mal.
Il s’ensuivait, dans mon esprit, que toute l’humanité avait une connaissance quelconque du sens de la vie que je n’admettais pas et que je méprisais...
Il s’ensuivait que, puisque la science raisonnée non seulement ne me donnait pas le sens de la vie, mais l’excluait, tandis que des milliards d’hommes lui en attribuaient un, il s’ensuivait que toute l’humanité était fondée sur quelque savoir faux et méprisable.
— Ainsi, me disais-je, le raisonnement, en la personne des savants et des sages, nie le sens de la vie ; tandis que les énormes masses d’hommes, — toute l’humanité — lui reconnaissent ce sens dans un savoir absurde. Et ce savoir absurde repose sur cette même croyance que je ne puis pas ne pas rejeter : Dieu un et trois, la création en six jours, les démons et les anges et tout ce que je ne peux pas reconnaître à moins d’être fou !
Ma position était affreuse. Je savais que je ne trouverais rien sur le chemin de la science raisonnée, excepté la négation de la vie ; rien non plus dans la croyance, excepté la négation de la raison, moins possible encore que celle de la vie. Du savoir intelligent il ressortait que la vie est un mal :
— Les hommes le savent donc, il dépend d’eux de ne pas vivre, et cependant ils ont vécu, ils vivent et je vis moi-même, bien que je sache depuis longtemps que la vie est un non-sens, qu’elle est un mal.
Or, la foi me dit que pour comprendre le sens de la vie, je dois renoncer à la raison, à cette même raison, pour laquelle le sens est nécessaire.
De tout cela il naissait une contradiction à laquelle il n’y avait que deux issues : ou ce que j’appelais raisonnable ne l’était pas autant que je le pensais, ou ce qui me paraissait déraisonnable ne l’était pas autant que je le croyais. Et je commençai à raisonner l’enchaînement de mes réflexions que je trouvai tout à fait correct.
La conclusion que la vie n’est rien était inévitable ; mais bientôt je m’aperçus d’une erreur : elle consistait en ce que j’avais raisonné sans me conformer à la question que j’avais posée.
— Pourquoi dois-je vivre, c’est-à-dire quel sera le résultat vrai, indestructible de ma vie éphémère et destructible ? Quel sens a mon existence limitée dans cet univers infini ?
Et pour répondre à cette question j’étudiais la vie.
Évidemment, les solutions de toutes les questions possibles de la vie ne pouvaient pas me contenter, parce que ma question, malgré toute sa simplicité au premier abord, exige l’explication de l’infini par le fini, et au rebours.
En effet, lorsque ma question était :
— Quel est le sens de ma vie temporaire, en dehors de toute cause extraterrestre ?
Je répondais comme si la question avait été :
— Quel est le sens de ma vie temporaire, envisagée au point de vue de la cause et de son existence terrestre ?...
Et après un long travail de mon esprit, je répondis :
Nul.
Dans mes raisonnements j’associais constamment — ne pouvant agir autrement — le fini au fini et l’infini à l’infini. Tout cela aboutissait à ceci : la force est la force, la substance est la substance, la volonté est la volonté, l’infini est l’infini, le néant est le néant et — c’était tout.
C’était quelque chose d’analogue à ce qui arrive en mathématiques, lorsque, croyant résoudre l’équation, on trouve l’identité. Le cours de la réflexion est correct, mais le résultat se formule par : A = A, ou X = X, ou 0 = 0. Il en advint de même de mes réflexions sur la signification de ma vie. Les réponses données par toutes les sciences à cette question ne sont que des identités.
Et, vraiment, le savoir strictement intellectuel qui, comme l’a fait Descartes, commence par le doute total sur tout, qui rejette tout savoir basé sur la foi et bâtit à neuf sur les lois de la raison et de l’expérience, ce savoir ne peut donner d’autre réponse à la question de la vie que celle que j’ai reçue. Si tout d’abord il m’avait semblé que le savoir donnait une réponse positive, — la réponse de Schopenhauer, la vie n’a pas de sens, elle est un mal, je compris maintenant, après avoir mieux examiné l’affaire, que la réponse n’était pas positive, que ce n’était que le sentiment qui la fournissait. La réponse nettement exprimée, comme elle l’est par les Bramines, par Salomon et par Schopenhauer, n’est qu’une réponse vague ou une identité : 0 = 0, la vie est une nullité. Ainsi la science philosophique ne nie rien et répond seulement qu’elle ne peut pas décider cette question qui pour elle reste un infini.
Ayant compris cela, je compris aussi qu’on ne pouvait pas chercher dans le raisonnement intellectuel une réponse à ma question et que la réponse donnée par ce raisonnement n’est que l’indication que la réponse ne peut être obtenue qu’à l’aide d’une autre donnée de la question, c’est-à-dire alors seulement que la relation du fini à l’infini sera introduite dans la question. Je compris enfin que, malgré toute l’absurdité et la monstruosité des réponses fournies par la foi, elles ont le privilège d’introduire dans chaque réponse la relation du fini à l’infini, sans laquelle la réponse ne peut exister.
De quelque manière que je me pose la question : « Comment dois-je vivre ? » la réponse est : « par la loi de Dieu. » — Que sortira-t-il de vrai de ma vie ? — Des souffrances éternelles ou la béatitude éternelle... — Quel sens n’est pas détruit par la mort ? — L’union avec le Dieu infini, le paradis.
Ainsi, j’étais inévitablement amené à reconnaître que, indépendamment du savoir intelligent qui autrefois me paraissait unique, toute l’humanité possédait encore une autre connaissance, irraisonnée celle-là : la foi, qui donne la possibilité de vivre.
Toute la sottise de la foi restait pour moi la même qu’auparavant, mais je ne pouvais pas ne pas reconnaître qu’elle seule fournissait à l’humanité les réponses aux questions de la vie et, par conséquent, la possibilité de vivre.
Le raisonnement m’avait amené à l’aveu du non-sens de la vie qui, dès lors, n’avait plus de raison d’être, et je voulais me détruire.
Ayant considéré toute l’humanité, je vis que les hommes vivaient en affirmant qu’ils connaissaient le sens de la vie.
Je rentrai alors en moi-même.
Moi aussi, j’avais vécu jusqu’au moment où je m’étais inquiété du sens de la vie.
Ainsi qu’aux autres hommes, la vie et la possibilité de la vie m’étaient offertes par la foi.
Ayant jeté les yeux plus loin, sur les hommes des autres pays, sur mes contemporains et sur ceux qui avaient vécu, je vis toujours la même chose.
Là où est la vie, là, depuis que l’humanité existe, est la foi qui donne la possibilité de vivre, et les caractères principaux de la foi sont les mêmes partout et toujours.
Quelle qu’elle soit, la foi répond à tous que la vie, quoique mortelle, est infinie, et que, ni les souffrances, ni les privations, ni la mort ne peuvent la détruire. Cela veut dire que ce n’est que dans la foi qu’on peut trouver le sens et la possibilité de la vie.
Qu’est-ce donc que la foi ?
Et je compris que la foi n’est pas seulement la conviction à l’existence des choses invisibles, etc., n’en est pas la révélation (ce n’est là que la description d’un des indices de la foi) ; elle n’est pas la relation de l’homme à Dieu, — il faut définir la foi et puis Dieu, et non pas définir la foi par Dieu ; — elle n’est pas non plus le simple consentement de l’homme à croire ce qu’on lui a dit, ainsi que la foi est le plus souvent comprise.
La foi est la connaissance du sens de la vie humaine, connaissance qui fait que l’homme ne se détruit pas, mais vit.
La foi est la force de la vie.
Si l’homme vit, c’est qu’il croit en quelque chose.
S’il ne croyait pas qu’il faut vivre pour quelque chose, il ne vivrait pas.
Puisqu’il ne voit et ne comprend pas le fantôme du fini, il faut qu’il croie à l’infini.
Sans foi on ne peut pas vivre.
Et je me rappelai tout le travail intérieur auquel je m’étais livré, et je fus terrifié. Il était clair pour moi maintenant que pour que l’homme puisse vivre, il doit ou ne pas voir l’infini ou avoir une telle explication du sens de la vie, que le fini soit égal a l’infini.
Je connaissais cette explication, mais je n’en avais pas eu besoin tant que j’avais cru à la possibilité de la justifier par mon intelligence. Mais, en lui opposant la lumière de la raison, toute l’explication précédente s’écroule. Un temps vint où je ne crus plus au fini. Et alors je commençai à bâtir sur les bases de la raison une explication qui me donnât le sens de vie, mais je ne pus rien construire de solide. Avec les meilleurs esprits de l’humanité, je sentis que 0 égale 0, et je fus très étonné d’avoir reçu une pareille solution, alors pourtant qu’il n’en pouvait résulter aucune autre.
Que faisais-je lorsque je cherchais une réponse dans les sciences expérimentales ? Je voulais arriver à savoir pourquoi je vivais et pour cela j’étudiais tout ce qui était hors de ma vie. Il est clair que j’ai pu apprendre beaucoup de choses, mais rien de ce qui m’était nécessaire.
Que faisais-je, quand je cherchais une réponse dans les sciences philosophiques ? J’étudiais les idées des êtres qui s’étaient trouvés dans la même situation que moi, qui n’avaient pas trouvé de réponse à la question : « Pourquoi est-ce que je vis ? » Il est clair que je ne pouvais apprendre autre chose que ce que je savais déjà : qu’on ne pouvait rien savoir.
Que suis-je ?
Une partie de l’infini.
Mais c’est encore dans ces deux mots qu’est tout le problème.
Est-il possible que l’humanité ne se soit posé cette question que d’hier ? Est-il possible que, jusqu’à moi, personne ne se soit fait cette question, — question si simple qu’elle vient aux lèvres de tout enfant intelligent ?
Cette question a donc dû être posée depuis qu’il y a des hommes et il est clair aussi que, depuis qu’il y a des hommes, il n’a pas suffi, pour la résoudre, de mettre le mortel en face du mortel et l’infini en face de l’infini. Mais c’est aussi depuis que l’humanité existe que les rapports du mortel à l’infini ont été trouvés et exprimés.
Tous ces principes qui fournissent un sens à la vie et des idées sur Dieu, la liberté et le bien, nous les soumettons à une analyse basée sur la logique, tandis qu’ils ne supportent pas la critique de la raison.
Si ce n’était pas si affreux, ce serait ridicule.
L’orgueil, le contentement de soi-même nous rendent semblables à des enfants.
Nous démontons, nous détraquons la montre, nous en enlevons le mouvement ; nous en faisons un joujou et nous nous étonnons ensuite que la montre ne marche plus.
Lever la contradiction qui existe entre le fini et l’infini est nécessaire et précieux. Cela est aussi nécessaire que la réponse à la question du sens de la vie qui fournit la possibilité de vivre. Et cette seule solution que nous trouvons partout, toujours et chez tous les peuples — solution qui vient du temps où pour nous se perd même la vie des hommes, solution si difficile que nous ne pouvons rien trouver de pareil, cette même solution est détruite par nous à la légère, pour faire place à cette même question propre à chacun et à laquelle nous n’avons pas de réponse. L’idée d’un Dieu infini, de la divinité de l’âme, de l’union des actions des hommes avec Dieu, de l’unité de l’essence de l’âme, de l’idée humaine du bien et du mal moral — sont des idées élaborées dans l’infini de la pensée humaine qui se cache. Ce sont des idées sans lesquelles il n’y aurait pas de vie, et moi-même je ne serais pas. Rejetant ce travail de toute l’humanité, je voulais faire tout moi-même, d’après une nouvelle manière et d’après moi seul.
Alors je ne pensais pas ainsi ; mais les germes de ces idées étaient déjà en moi. Je comprenais :
1° Que ma position, celle de Schopenhauer et de Salomon, était stupide malgré toute notre sagesse. Nous comprenons que la vie est un mal et nous vivons quand même. C’est évidemment absurde, parce que, si la vie est une stupidité (et j’aime par-dessus tout ce qui est intelligent) il faut détruire la vie, personne ne le niera.
2° Je comprenais que toutes nos réflexions tournaient dans un cercle magique, comme une roue qui ne s’engrène pas aux autres rouages. Nous avions beau raisonner et méditer, nous ne pouvions pas recevoir de réponse à la question, car toujours 0 égale 0 ; c’est là probablement la raison pour laquelle notre chemin n’était pas le bon.
3° Je commençais à comprendre que, dans les réponses données par la foi, gisait une profonde sagesse humaine, que je n’avais pas le droit de nier ces réponses, en me basant sur la raison, et qu’enfin ces réponses capitales étaient les seules qui répondissent à la question de la vie.
Je comprenais cela, mais cela ne me soulageait pas.
J’étais prêt à recevoir maintenant toute croyance, à la condition qu’elle n’exigerait pas de moi la négation directe de la raison, ce qui aurait été un mensonge. Et j’étudiai le bouddhisme et le mahométisme, d’après leurs livres, et surtout le christianisme par les livres aussi bien que par les hommes vivants qui m’entouraient.
Je m’adressai naturellement aux hommes croyants de mon entourage et surtout aux personnes instruites, aux théologiens grecs du nouveau mode et même aux nouveaux chrétiens, ceux qui confessent le salut par la croyance à la Rédemption. Et je m’attachai à ces croyants et je leur demandai comment ils croyaient et en quoi ils voyaient le sens de la vie.
Malgré toutes les concessions possibles que je faisais, toutes les discussions que j’évitais, je ne pus partager la foi de ces gens, — je voyais que ce qu’ils faisaient passer pour la foi, n’était pas l’explication, mais l’obscurcissement du sens de la vie, et qu’eux-mêmes n’affirmaient pas la foi pour répondre à cette question de la vie qui m’avait amené à la foi ; s’ils croyaient, c’était dans un but qui m’était étranger.
Je me rappelle le douloureux sentiment de terreur que j’éprouvai à la suite de mes rapports avec ces personnes, la terreur de retourner au désespoir après l’espérance que j’avais eue.
Plus ils m’exposaient en détail leur enseignement de la foi, plus clairement je voyais leur erreur et plus je sentais se perdre mon espoir de trouver dans leur foi une explication au sens de la vie.
Ce n’est pas que dans l’exposition de leur enseignement ils aient ajouté beaucoup de choses inutiles aux vérités chrétiennes qui m’ont toujours été chères. Ce n’était pas cela qui me repoussait ; mais c’était la vie de ces hommes, laquelle était semblable à la mienne, avec cette différence qu’elle ne correspondait pas à ces mêmes principes qu’ils développaient dans leur enseignement.
Je sentais clairement qu’ils se trompaient eux-mêmes et qu’eux, comme moi, ne voyaient pas d’autre sens à la vie que celui de vivre tant que plus et d’en jouir aussi bien que possible.
Je voyais cela, parce que, s’ils avaient donné une autre signification à la vie, signification qui détruit la peur des privations, des souffrances et de la mort, ils n’auraient pas eu précisément si grande peur de ces accidents. Car ces croyants de notre monde, qui vivaient, comme moi, dans l’aisance et le superflu en s’efforçant de l’augmenter et de le conserver, avaient peur des privations, des souffrances, de la mort, tandis que, comme moi et comme nous tous, ils vivaient dans l’incrédulité, satisfaisaient leurs désirs, bref vivaient tout aussi mal, sinon plus mal encore que les incrédules.
Aucun raisonnement ne put me convaincre de la vérité de leur foi. Si par leurs actions ils m’avaient démontré qu’ils possédaient le sens de la vie sans que la misère, la maladie et la mort, dont j’avais peur, les effrayassent, ils auraient pu me convaincre. Mais je ne vis pas d’actions conformes à cette supposition dans la variété des croyants de notre monde..
Au contraire, je voyais ces actions-là chez les hommes de notre monde les plus incrédules, jamais parmi ceux qu’on nommait les croyants.
Je compris que la foi de ces gens n’était pas la foi que je cherchais ; que leur foi n’était pas une foi, mais rien qu’une des consolations épicuriennes de la vie.
Je compris que cette foi était bonne peut-être, sinon comme consolation, du moins comme distraction pour un Salomon se repentant sur son lit de mort ; mais elle ne saurait convenir à l’énorme majorité des hommes qui ne sont pas destinés à s’amuser et à profiter des travaux des autres, mais qui sont voués à contribuer à leur vie.
Pour que toute l’humanité puisse vivre, pour qu’elle continue la vie, en lui donnant un sens — eux, ces milliards d’humains doivent connaître une autre et réelle signification de la foi.
Ce n’est pas parce que ni moi, ni Salomon, ni Schopenhauer nous ne nous tuons pas, ce n’est pas cela qui peut me convaincre de l’existence de la foi ; mais c’est que ces milliards de créatures vivaient et vivent, et qu’ils nous avaient entraînés avec les Salomons sur l’océan de la vie.
Je commençai alors à me rapprocher des croyants parmi le peuple, hommes simples et ignorants, pauvres pèlerins, moines, sectaires, paysans. La foi de ces gens était aussi la foi chrétienne, c’était le même enseignement que celui des croyants imaginaires de notre cercle. Bien des superstitions étaient aussi mêlées aux vérités chrétiennes, mais avec cette différence que les superstitions des croyants de notre monde ne leur étaient pas du tout nécessaires, ne répondaient pas à leur vie, qu’ils n’étaient en un mot que des amusements épicuriens d’un certain genre, tandis que les superstitions chez les croyants du peuple des travailleurs étaient jusqu’à un certain point si étroitement unies à leur vie, qu’on ne pouvait pas s’imaginer leur vie sans ces superstitions. Elles étaient une condition indispensable de cette vie.
Toute la vie des croyants de notre monde était en contradiction avec leur foi, et toute la vie des hommes croyants et travailleurs était une confirmation de ce sens de la vie que donnait la connaissance de la foi.
Je me mis donc à examiner la vie de ces gens, et plus je l’examinai, plus je me convainquis qu’ils avaient une véritable foi, que leur foi leur était nécessaire, et que c’était elle seule qui leur donnait le sens et la possibilité de la vie.
Par opposition à ce que je voyais dans notre cercle, où la vie sans foi est possible et où je doute que sur mille un seul s’avoue croyant, je pense que dans le peuple il n’y a pas un seul incrédule sur plusieurs milliers de croyants. Au rebours de ce que je voyais dans notre cercle où toute la vie s’écoule dans l’oisiveté, dans les amusements et dans le mécontentement de la vie, je voyais que toute la vie de ces hommes se passait dans un dur labeur et ils étaient contents de la vie.
Contrairement aux hommes de notre monde qui protestaient contre le destin et s’indignaient de ces rigueurs, ces gens recevaient les maladies et les chagrins, sans aucune révolte, sans opposition, mais avec une confiance ferme et tranquille en ce que tout cela devait être ainsi, ne pouvait être autrement et que tout cela était bien.
Plus nous vivons par l’esprit, moins nous comprenons le sens de la vie ; nous ne voyons qu’une méchante plaisanterie dans les souffrances et la mort, tandis que ces gens vivent, souffrent et approchent de la mort avec tranquillité et le plus souvent avec joie.
Si une mort tranquille, sans terreur ni désespoir, est une exception des plus rares dans notre monde, la mort avec révolte ou désolation est une exception fort rare dans le peuple.
Et il y a des masses énormes d’hommes qui sont heureux du plus grand bonheur, bien qu’ils soient privés de tout ce qui pour nous, selon Salomon, est le seul bien de la vie.
Je regardai autour de moi dans un rayon plus étendu.
J’examinai la vie des masses d’hommes passés et celle de mes contemporains. Et je vis que ceux qui avaient compris le sens de la vie et qui savaient vivre et mourir n’étaient pas au nombre de deux, trois, dix, mais qu’ils étaient des centaines, de milliers, des millions.
Et tous, infiniment divers par leur caractère, leur intelligence, leur éducation, leur position, tous connaissaient le sens de la vie et de la mort de la même manière, manière tout opposée à mon ignorance.
Ils travaillaient tranquillement, enduraient les privations et les souffrances, vivaient et mouraient, et dans tout cela voyaient le bien, sans voir la vanité.
Et j’aimai ces gens.
Plus j’approfondissais leur vie, aussi bien celle des vivants que celle des morts, soit que je la connusse par ce que je lisais ou par ce que j’en entendais dire, plus je les aimais et plus il me devenait possible de vivre aussi.
Je vécus ainsi deux années à peu près pendant lesquelles il se fit en moi un changement, qui se préparait depuis longtemps et pour lequel j’avais toujours eu des dispositions.
Il m’arriva, que non seulement la vie de notre monde — des savants, des riches, me dégoûta, mais aussi qu’elle perdit tout sens à mes yeux.
Toutes nos actions, nos délibérations, nos sciences, nos arts, tout m’apparut avec une nouvelle signification.
Je compris que toutes ces choses étaient de charmants passe-temps, mais qu’on ne pouvait y chercher du sens profond, tandis que la vie de tout le peuple qui travaille, la vie de toute l’humanité qui contribue à l’existence, m’apparut dans sa véritable acception.
Je compris que c’est là véritablement la vie, que le sens qu’on donne à cette vie est la vérité et je l’acceptai.
Je me rappelais combien ces mêmes croyances m’avaient repoussé et m’avaient paru absurdes, lorsqu’elles étaient confessées par des gens qui vivaient contrairement à ces croyances, et comme elles m’attirèrent et me parurent raisonnables lorsque je vis que les hommes établissaient leur vie sur elles.
Je compris pourquoi j’avais rejeté alors ces croyances et pourquoi je les avais trouvées absurdes, tandis que maintenant elles me semblaient pleines de raison.
Je compris mon égarement et la manière dont il s’était produit. Je m’étais égaré, non pas pour avoir jugé faussement, mais pour avoir mal vécu.
Je compris que la vérité m’avait été cachée, non pas tant par l’erreur de mes pensées que par celle de ma propre vie qui s’était écoulée à satisfaire mes désirs, à suivre mon penchant épicurien.
Je compris que la question de ce qu’était ma vie et la réponse : le mal, — étaient parfaitement correctes.
Ce qui n’était pas correct, c’était que la réponse qui ne s’adressait qu’à moi, je l’avais attribuée à la vie en général, je me demandais ce qu’était ma vie et je recevais pour réponse : un mal et un non-sens. Et vraiment ma vie — vie d’hypocrisie, de concupiscence, était absurde et méchante et c’est pourquoi la réponse : « la vie est méchante et absurde », — ne se rapportait qu’à ma vie seule et non pas à la vie humaine en général.
Je compris cette vérité, trouvée plus tard dans l’Évangile, que les hommes préférèrent l’obscurité à la lumière quand leurs actions furent mauvaises. Celui qui fait de mauvaises actions déteste la lumière et ne marche pas dans la lumière pour ne pas dénoncer ses actions.
Je compris que, pour saisir le sens de la vie, il fallait avant tout que la vie ne fût pas absurde, ni méchante, et que l’intelligence ne devait venir qu’après.
Je compris pourquoi j’avais tourné si longtemps autour d’une vérité si évidente, et que, si je voulais penser et parler de la vie de l’humanité, je devais envisager l’humanité en général et non quelques parasites de la vie. Cette vérité a toujours été aussi incontestable que 2 et 2 font 4 ; mais je ne la reconnaissais pas, puisqu’en reconnaissant que 2 et 2 font 4, j’aurais dû reconnaître aussi que j’étais un méchant.
Or il était d’une nécessité plus absolue pour moi de me trouver bon, que de reconnaître que 2 et 2 font 4, car j’aimais les hommes bons.
Je me détestai donc et je reconnus la vérité.
À partir de ce moment tout devint clair pour moi.
Eh quoi ! si le bourreau qui passe sa vie à martyriser et à couper les têtes, si un ivrogne, si un fou confiné pour toute sa vie dans un sombre et triste cabanon dont il s’imagine ne pouvoir sortir que par la mort, si de telles gens se demandent ce qu’est la vie, ils ne pourront évidemment pas se faire d’autre réponse que celle-ci : « la vie est un immense mal » et cette réponse du fou ou du bourreau serait parfaitement correcte, mais rien que pour eux.
Suis-je donc semblable à ce fou ?
Et nous tous, hommes riches et oisifs, sommes-nous donc des fous aussi ?...
Et je compris que nous sommes vraiment des fous : moi, sûrement, j’en étais un.
L’oiseau existe pour voler, amasser sa nourriture, bâtir son nid ; et, lorsque je le vois occupé de ces soins, je me réjouis avec lui.
La chèvre, le lièvre, le loup existent pour se nourrir, se multiplier, élever leur famille, et lorsqu’ils font cela, je suis sûr qu’ils sont heureux et que leur vie est raisonnable.
Que doit donc faire l’homme ?
Il doit, comme les animaux, se préoccuper des besoins matériels de la vie, avec cette différence qu’il ne doit pas travailler pour lui seul, mais étendre l’influence de son travail sur ses semblables. Et lorsqu’il fait cela, je crois fermement qu’il est heureux et que sa vie est raisonnable.
Qu’avais-je donc fait pendant toute ma vie — pendant trente ans ?
Non seulement je n’avais rien fait pour les autres, mais je n’avais rien produit pour moi-même. Je vivais en parasite, et m’étant demandé pourquoi je vivais, je recevais en réponse : pour rien. Si le sens de la vie humaine est dans la participation à la vie commune, comment donc moi, qui m’étais occupé pendant trente ans à la détruire en moi et chez les autres, comment pouvais-je recevoir une autre réponse que celle que ma vie était un non-sens et un mal ?
C’est qu’elle était réellement absurde et méchante.
Dans l’univers tout arrive par la volonté de « quelqu’un », qui fait servir nos vies à la réalisation d’un but qui nous est inconnu. Pour avoir l’espoir de comprendre le sens de cette volonté, il faut avant tout l’exécuter, faire ce qu’on exige de nous. Si je me refuse à ce qu’on attend de moi, je ne comprendrai jamais ce qu’on me demande, et encore moins ce qu’on veut obtenir de tous et de tout le monde.
Je suppose que l’on prenne un mendiant nu et affamé, qu’on l’amène à une place où s’élève un magnifique bâtiment.
Après l’avoir nourri et vêtu, on lui fait mouvoir de haut en bas une tige de bois qu’on lui désigne.
Avant de chercher pourquoi on l’a recueilli, nourri, vêtu ; avant d’examiner si le bâtiment est beau et bien construit, le mendiant devra agiter ce bâton. Il comprendra alors que ce mouvement fait monter dans la pompe l’eau qui se répandra ensuite dans les jardins et rafraîchira les parterres.
Une autre occupation suivra celle-ci : il sera chargé de récolter les fruits et prendra sa part de la joie de son maître si la récolte est bonne.
Passant ainsi d’un travail bas à un autre plus élevé, il comprendra de mieux en mieux tout l’arrangement de l’établissement et, en y prenant part, il ne pensera plus à demander pourquoi il est là ; jamais aussi l’idée ne lui viendra d’adresser un reproche à son maître.
C’est ainsi que ceux qui font la volonté de leur maître ne lui reprochent rien, et ceux-là sont les hommes simples, travailleurs, ignorants, ce sont ceux-là enfin que nous estimons à l’égal des bestiaux.
Nous, les savants, nous mangeons tout ce qui appartient au maître ; mais, quant à sa volonté, loin de faire ce qu’il attend de nous et d’agir, nous nous asseyons en rond et nous délibérons sur cette proposition :
— Pourquoi donc agiter le bras de la pompe ?
— C’est stupide.
Et voilà tout ce que notre raisonnement a trouvé. Nous avons fini par décider que le maître est dépourvu de raison ou qu’il n’existe pas et que nous seuls possédons l’intelligence. Seulement, nous sentons que nous ne sommes bons à rien et qu’il faut d’une manière ou d’une autre nous débarrasser de nous-mêmes.
La conscience que j’acquis de l’erreur dans laquelle était tombée ma raison m’aida à me délivrer de la tentation des méditations creuses. La conviction que la science de la vérité ne pouvait être trouvée que dans la vie m’avait porté à douter si ma manière de vivre était la bonne ; mais je fus sauvé parce que j’eus le temps de m’arracher à cette situation exclusive où je me trouvais, parce que je pus voir la véritable vie du peuple travailleur et comprendre que là seulement était la véritable vie.
Je sentis que si je voulais comprendre la vie, je devais vivre, non pas de la vie du parasite, mais de la vie véritable.
Après avoir ainsi accepté le sens donné à la vie par la vraie humanité, dans laquelle je me confondais désormais, je devais aussi vérifier ce sens par moi-même.
En ce même temps, il m’arriva ce qui suit. Pendant toute la durée de cette année, lorsque je me demandais presque sans cesse comment finir, par une corde ou par une balle, pendant tout ce temps, à côté de ces mouvements d’idées et d’observations dont je viens de parler, mon cœur languissait d’un douloureux sentiment. Je ne puis appeler ce sentiment autrement que la recherche de Dieu.
Je dis que cette recherche de Dieu n’était pas un raisonnement, mais un sentiment, parce que cette recherche ne provenait pas du mouvement de mes idées, — elle leur était même directement contraire, — mais elle sortait du cœur. C’était comme un sentiment de crainte qui me faisait semblable à un orphelin et comme isolé au milieu de choses qui m’étaient étrangères ; toutefois ce sentiment de crainte était mitigé par l’espoir de trouver l’assistance de quelqu’un.
Cependant, j’étais pleinement convaincu de l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu.
J’avais compris avec Kant qu’on ne le peut.
Je cherchais Dieu quand même.
J’espérais le trouver et, par une vieille habitude, j’adressais pour m’y aider une prière à celui que je cherchais et ne trouvais pas.
Tantôt je répétais dans mon esprit les arguments de Kant et de Schopenhauer sur l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu, tantôt je méditais ces arguments et les réfutais.
Je me disais :
— Si je suis, la cause de ce que je suis existe aussi, ainsi que la cause de toutes les causes. Et cette cause originale est ce qu’on appelle Dieu.
Je m’arrêtais sur cette pensée, et m’efforçais de concevoir la présence de cette cause. Du moment que je concevais qu’il y avait une force au pouvoir de laquelle je me trouvais, je sentais immédiatement la possibilité de vivre.
Mais je me demandais :
— Qu’est-ce donc que cette cause, cette force ? Que dois-je penser d’elle, comment me comporter vis-à-vis de ce qu’on appelle Dieu ?
Et ce n’était que des réponses connues qui me venaient dans la tête.
— Il est le Créateur, le dispensateur de tous les biens.
Ces réponses ne me contentaient pas et je sentais que ce dont j’avais besoin pour la vie, se perdait en moi. Je tombais dans la terreur et je commençais à prier celui que je cherchais, l’implorant de m’aider. Plus je le priais, plus il m’était évident qu’il ne m’entendait pas et qu’il n’y avait personne à qui l’on pût s’adresser.
Et, le désespoir au cœur de ce qu’il n’y eût pas de Dieu, je disais :
— Seigneur, pardonne-moi et sauve-moi ! Seigneur, enseigne-moi, mon Dieu.
Mais personne ne me faisait cette grâce et je sentais que ma vie morale s’arrêtait.
Mais revenant sans cesse à ce problème, ma conscience me disait que je ne pouvais être au monde sans une raison, un sens ou une cause ; que je ne pouvais être comme le pauvre oiseau tombé du nid, auquel cependant je me comparais.
Il est là couché sur le dos et criant dans les hautes herbes, appelant sa mère parce qu’il sait que sa mère l’a porté en elle, l’a couvé, l’a chauffé, l’a nourri, l’a aimé. Où est-elle donc, cette mère ?
Et, si comme l’oiseau, je suis abandonné, qui donc m’a abandonné ? Je ne puis me dissimuler que quelqu’un m’a fait naître en m’aimant ?
Qui est donc ce quelqu’un ?
Dieu encore.
Il sait et il voit ma perplexité, mon désespoir, ma lutte.
— Il est, me disais-je.
Et je n’avais qu’à reconnaître cela pour un moment et immédiatement la vie s’élevait en moi et je sentais la possibilité de vivre et la joie de l’existence. Mais de nouveau je passais de l’aveu de l’existence de Dieu à la relation qui devait exister entre lui et moi. Alors de nouveau ce Dieu se présentait à moi sous la forme de trois personnes ; lui, le Créateur, il a envoyé son fils — le Rédempteur. Et ce Dieu en dehors du monde et de moi se fondait comme une glace, s’évanouissait à mes yeux et rien ne subsistait et, de nouveau, la source de ma vie se séchait ; je retombais dans le désespoir et je sentais que je ne pouvais faire autre chose que me tuer. Ce qui était le pire de tout, c’est que je sentais que je ne pouvais pas même faire cela.
Bien des fois je passais ainsi d’un accès de joie et d’animation au désespoir et au sentiment de ne pouvoir vivre.
Je me rappelle qu’un jour de printemps précoce, j’étais seul dans la forêt, prêtant l’oreille à ses bruits mystérieux. J’écoutais et ma pensée se reportait comme toujours à ce qui l’occupait sans cesse depuis ces trois dernières années : la recherche de Dieu.
— C’est bien, il n’y a aucun Dieu qui ne soit une abstraction, au lieu d’être une réalité comme l’est toute ma vie. Et rien, aucun miracle ne peut me prouver qu’il en existe un semblable, parce que les miracles ne seront que dans mon imagination.
— Mais l’idée du Dieu dont je suis en quête ? me demandais-je. D’où est donc née cette idée ?
Et de nouveau s’élevèrent en moi, avec cette pensée, des aspirations joyeuses vers la vie. Tout en moi s’éveilla, reçut un sens. Mais ma joie ne se soutint pas longtemps.
L’esprit continuait son travail.
— L’idée de Dieu n’est pas Dieu, me disais-je. L’idée est ce qui se passe en moi, l’idée de Dieu est un sentiment que je puis réveiller ou non en moi. Ce n’est pas ce que je cherche. Je cherche ce sans quoi la vie n’aurait pu être.
Et de nouveau tout commença à mourir autour de moi et en moi et je voulus de nouveau me tuer.
Mais ici je rentrai en moi-même, réfléchissant à ce qui se passait en moi, et je me rappelai ces élans et ces découragements qui s’étaient succédé tant de fois en moi. Alors, comme maintenant, dès que je concevais Dieu, tout s’animait en moi ; et si je l’oubliais, si je me refusais à croire en lui, la vie de mon âme s’arrêtait.
Qu’est-ce donc que ces sentiments si opposés ?
Je ne vis donc pas lorsque je perds la foi en l’existence de Dieu ; je me serais donc tué depuis longtemps, si je n’avais pas un vague espoir de le trouver. Je ne vis donc véritablement que lorsque je le cherche et le sens.
— Qu’est-ce que je cherche donc encore ? — s’écriait une voix en moi. Le voilà donc : Lui — c’est ce sans quoi on ne peut pas vivre. Or, connaître Dieu et vivre, c’est la même chose. Dieu est donc la vie.
— Eh bien ! Vis, cherche Dieu, et il n’y aura pas de vie sans Dieu.
Dès lors, mieux que jamais, tout s’éclaira en moi et autour de moi, et cette lumière ne m’abandonne plus.
J’étais sauvé du suicide.
Quand et comment se passa en moi ce changement ? Je n’aurais pu le dire. Aussi insensiblement et graduellement que s’était détruite en moi la force de la vie et que j’étais arrivé à l’impossibilité de vivre, à la nécessité du suicide, à l’agonie morale, tout aussi graduellement et imperceptiblement me revint cette force de la vie. Et, ce qu’il y a d’étrange, c’est que cette force de la vie qui me revenait, n’était pas nouvelle. Elle était cette force ancienne, qui m’avait entraîné autrefois et c’est avec un sentiment tout juvénile que je revenais à la foi, à cette volonté qui m’avait produit et qui voulait quelque chose de moi ; je revenais à la croyance que le but principal et unique de ma vie était d’être meilleur, c’est-à-dire de vivre plus en accord avec cette volonté ; je revenais à la conscience que l’expression de cette volonté, je pouvais la trouver dans le formulaire que l’humanité s’est créé en dehors de moi ; c’est-à-dire je revenais à la croyance en Dieu, à l’amélioration morale et à la tradition qui transmet le sens de la vie.
La seule différence était qu’alors tout cela avait été reçu sans connaissance de cause, tandis que maintenant je savais que je ne pouvais pas vivre sans cela.
Il me semblait qu’un jour, je ne me rappelais pas quand, on avait dû me faire asseoir dans une barque ; on m’avait repoussé de quelque rivage inconnu, en me désignant la direction à suivre pour arriver à l’autre bord ; on avait mis les rames dans mes mains inexpérimentées et on m’avait laissé seul. Je ramais comme je pouvais et je voguais. Mais plus je flottais vers le milieu, plus s’accentuait le courant qui me portait hors de ma route et plus je rencontrais de navigateurs emportés comme moi par ce courant. Les uns étaient seuls et continuaient de ramer toujours ; d’autres avaient jeté les rames ; il y avait de grandes barques, d’énormes vaisseaux remplis de monde ; les uns luttaient contre le courant, les autres s’y abandonnaient. Plus je flottais, en regardant au loin, dans la direction du torrent et en suivant de l’œil tous les navigateurs, plus je perdais la direction qui m’avait été donnée. Lorsque je fus juste au milieu du torrent, dans la passe étroite que laissaient les canots et les vaisseaux qui se précipitaient en bas, je perdis la direction si complètement, que moi aussi je jetai les rames.
De toutes parts, avec joie et allégresse, se précipitaient autour de moi des navigateurs dans des bateaux à voiles et à rames et tous m’assuraient et assuraient aux autres qu’il ne pouvait y avoir d’autre direction. Je les crus et je naviguai avec eux. Mais voilà que je fus emporté loin, si loin que j’entendis le bruit de la cataracte dans laquelle je devais aller me briser, et je vis des chaloupes qui y disparaissaient. Longtemps je ne pus comprendre ce qui m’était arrivé. Je voyais la ruine devant moi, je la redoutais et j’y courais. Je ne voyais nulle part de secours et je ne savais que faire ; mais en me retournant en arrière, je vis une innombrable quantité de chaloupes qui luttaient contre le courant sans s’arrêter, sans perdre courage. Je me souvins de la rive qu’on m’avait montrée, de la direction qu’on m’avait indiquée et des rames qu’on m’avait mises entre les mains et je fis tous mes efforts pour sortir d’où j’étais en ramant en arrière, contre le courant et vers le rivage désigné.
Ce rivage c’était Dieu ; la direction c’était la tradition ; ces rames m’étaient données pour voguer librement vers le bord, pour m’unir à Dieu.
C’est ainsi que la force de la vie se renouvela en moi et que je recommençai à vivre.
Je renonçai à la vie du monde ayant reconnu que ce n’était pas la vie, mais seulement une parodie de la vie et que les conditions de superflu dans lesquelles nous vivons nous empêchent de comprendre la vie. En effet, je dois ne pas m’attacher aux exceptions, aux parasites de la vie, mais à la vie du peuple travailleur, de ceux qui produisent la vie et lui donnent un sens.
Le simple peuple, les travailleurs qui m’entouraient, c’était le peuple russe et je m’adressai à lui.
Le sens qu’il me donna de la vie, s’il peut être exprimé, est le suivant :
— Chaque homme vient en ce monde par la volonté de Dieu. Dieu créa l’homme de telle sorte, que chaque homme peut perdre son âme ou bien la sauver.
Le but de l’homme dans la vie est de faire son salut ; pour cela il faut vivre en Dieu et pour vivre en Dieu il faut renoncer à toutes les jouissances de la vie, travailler, s’humilier, souffrir et être charitable.
Ce sens-là, le peuple le puise dans la foi, qui lui a été et qui lui est transmise par les prêtres et la tradition.
Ce sens m’était clair et il était cher à mon cœur. Mais avec lui, et indissolublement lié à lui chez notre peuple orthodoxe, au milieu duquel je vivais, se trouvaient bien des choses qui me repoussaient, me paraissaient inexplicables : les sacrements, les services de l’église, les carêmes, l’adoration des reliques et des images. Le peuple ne peut pas séparer l’une de l’autre toutes ces choses et je ne le pouvais non plus. Tout étranges qu’elles me semblaient, je les acceptai toutes, j’allai aux services, je fis matin et soir ma prière, je jeûnai, j’accomplis mes dévotions et tout d’abord mon intelligence ne s’y opposa pas.
Ce qui m’avait paru impossible n’excitait maintenant en moi aucune opposition.
Ce que la foi m’avait inspiré jadis était bien différent de ce qu’elle m’inspirait maintenant.
Autrefois la vie même me paraissait pleine de sens et la foi me semblait être une confirmation arbitraire de quelques arguments tout à fait inutiles, déraisonnables et indépendants de la vie. Je m’étais demandé alors quel sens avaient ces arguments, et, m’étant convaincu qu’ils n’en avaient pas, je les avais rejetés. Maintenant, au contraire, je savais que ma vie n’avait pas et ne pouvait pas avoir de sens. Les arguments de la foi non seulement ne me paraissaient plus inutiles, mais encore j’étais amené, par l’indubitable expérience, à la conviction que ces arguments de la foi donnaient seuls le sens de la vie.
Je les regardais auparavant comme des décrets complètement inutiles et indéchiffrables, tandis que maintenant, si même je ne les comprenais pas, je savais qu’ils contenaient un sens et je me disais qu’il fallait apprendre à les comprendre. Je faisais le raisonnement suivant : La connaissance de la foi prend sa source, ainsi que toute l’intelligence humaine, dans une origine mystérieuse.
Cette origine est Dieu, origine du corps humain aussi bien que de son intelligence.
De même que le corps que j’habite est venu par héritages successifs jusqu’à moi, de même m’arrivèrent mon intelligence et ma compréhension de la vie ; et c’est pour cela que toutes les gradations du développement de cette compréhension de la vie ne peuvent être fausses, tout ce en quoi les hommes croient véritablement doit être la vérité. Elle peut être diversement exprimée, mais elle ne peut être un mensonge, et si elle me paraît être un mensonge, cela veut dire seulement que je ne la comprends pas.
Je me disais encore : La substance de chaque croyance consiste en ce qu’elle donne tel sens de la vie qui n’est pas détruit par la mort. Il est naturel que, pour que la foi puisse répondre à la question d’un roi mourant dans le luxe, d’un vieux serf épuisé par un travail sans repos, d’un enfant inconscient, d’un sage vieillard, d’une vieille à demi privée de raison, d’une femme jeune et heureuse, d’un adolescent s’abandonnant aux passions, de tous les gens de conditions et d’éducations diverses, il est naturel que s’il y a une réponse à cette éternelle question de la vie :
— Pourquoi est-ce que je vis ? — Qu’est-ce qui résultera de ma vie ? cette réponse, malgré son unité comme substance, doit être infiniment variée dans ses manifestations.
Plus elle est vraie, unique et profonde, plus étrange et monstrueuse elle doit paraître en cherchant à s’exprimer conformément à l’éducation et à la position de chacun. Mais ces raisonnements qui justifiaient pour moi l’étrangeté de la partie officielle de la foi étaient quand même insuffisants pour me permettre d’accomplir avec la foi, qui était l’unique affaire de ma vie, des actions dont je doutais.
Je désirais de toutes les forces de mon âme être en état de m’unir au peuple pour les cérémonies de sa foi, mais je ne pouvais pas faire cela.
Je sentais que je mentirais à moi-même, que je me moquerais de ce qui m’était sacré, si je le faisais. C’est ici que me vinrent en aide nos récents ouvrages théologiques russes.
Suivant ces théologiens, le dogme fondamental de la foi est l’infaillibilité de l’Église. La vérité de tout ce que confesse l’Église est la conséquence inévitable de la reconnaissance de ce dogme.
L’Église, comme l’ensemble des croyants réunis par l’amour, et pour cela même possédant la science véritable, cette Église devint la base de ma foi.
Je me disais que la vérité divine ne pouvait pas être accessible à un homme : elle ne s’ouvre qu’à l’ensemble des hommes unis par l’amour. Pour concevoir la vérité, il faut ne pas se séparer ; et pour ne pas se séparer, il faut aimer ceux-là même avec lesquels on n’est pas d’accord et se réconcilier avec eux. La vérité s’ouvrira à l’amour et, pour cela, si tu ne te soumets pas aux cérémonies de l’Église, tu violes l’amour et, violant l’amour, tu te prives de la possibilité de connaître la vérité.
Je ne voyais pas alors le sophisme qui se trouve dans ce raisonnement.
Je ne voyais pas alors que l’unité dans l’amour peut donner la plus grande somme d’amour ; mais d’aucune manière la vérité divine exprimée par des mots exacts dans le symbole de Nicée. Je ne voyais pas non plus que l’amour ne peut nullement rendre une certaine expression de la vérité obligatoire pour l’union.
Je ne voyais pas alors le défaut de ce raisonnement, et grâce à lui je pus participer à toutes les cérémonies de l’Église grecque, sans en comprendre la plus grande partie. Je tâchais alors de toute mon âme d’éviter tout raisonnement contradictoire et j’essayais d’expliquer aussi sensément que possible ces thèses de l’Église avec lesquelles je me trouvais en contact.
En accomplissant les cérémonies de l’Église, je domptais mon intelligence et je me soumettais à la tradition à laquelle tenait toute l’humanité ; je m’unissais à mes ancêtres, à ceux que j’aimais, à mon père, à ma mère. Eux et tous ceux qui avaient vécu auparavant croyaient et vivaient, et m’avaient engendré. Je me réunissais aussi à tous ces millions d’hommes du peuple que je respectais.
Et puis ces actions n’avaient rien de mauvais en elles-mêmes. Ce que je trouvais mauvais, c’étaient les mauvais penchants de se laisser aller à tous les désirs.
Me levant de grand matin pour les services de l’église, je savais que je faisais bien par cela seul que, pour humilier l’orgueil de mon esprit, pour me rapprocher de mes ancêtres, de mes contemporains, je sacrifiais ma tranquillité physique.
Je m’approuvais de même en faisant mes dévotions, en m’astreignant à la lecture quotidienne des prières avec les saluts et en observant tous les carêmes. Tout insignifiants qu’étaient ces sacrifices, ils étaient faits au nom du bien. Je faisais mes dévotions, je jeûnais, j’observais les prières indiquées selon le temps, à la maison et à l’église. Pendant le service de l’église, j’applaudissais chaque mot et lui donnais un sens lorsque je le pouvais.
À la messe, les paroles les plus graves étaient pour moi :
« Aimons-nous les uns les autres et soyons unis dans une même foi. » Mais plus loin, les mots « et confessons uniquement le Père et le Fils et le Saint-Esprit », je les omettais, car je ne pouvais pas les comprendre.
Il m’était devenu si indispensable de croire pour vivre que, sans m’en rendre compte, je me cachais à moi-même les contradictions et les obscurités de l’enseignement de la foi. Mais ma bonne volonté à trouver un sens aux cérémonies de l’Église avait une limite.
Si la prière liturgique devenait de plus en plus claire pour moi dans ses paroles principales, si je m’expliquais tant bien que mal les mots : « Et Notre Dame la Très Sainte Vierge Marie, ne l’oublions pas dans nos prières, ainsi que tous les Saints » ; si je m’expliquais la répétition perpétuelle des prières pour le Tzar et ses parents parce qu’ils sont plus sujets à la tentation que les autres et ainsi ont besoin de plus de prières ; si je m’expliquais les prières pour obtenir la soumission de l’ennemi parce que l’ennemi est un mal, si je m’expliquais ces prières et d’autres comme celles des chérubins et de tout l’offertoire, etc., par contre presque les deux tiers de tous les offices, ou ne m’offraient pas d’explication du tout, ou si j’y introduisais des explications, je mentais et par là je détruisais complètement mon union avec Dieu, en perdant toute possibilité de la foi.
J’éprouvais la même chose pendant la célébration des principales fêtes. Se rappeler le jour du sabbat, c’est-à-dire consacrer un jour à s’adresser à Dieu, m’était compréhensible. Mais la grande fête en souvenir de la Résurrection, dont je ne pouvais pas me représenter l’authenticité, je ne pouvais pas la comprendre. Or, c’est par ce mot de « résurrection » précisément que les Russes désignent le jour consacré de chaque semaine. Et ces jours-là les fidèles prenaient part au sacrement de l’Eucharistie qui m’était tout à fait incompréhensible.
Toutes les autres douze fêtes, Noël excepté, étaient comme les souvenirs des miracles auxquels je tâchais de ne pas penser pour ne pas nier : l’Ascension, la Pentecôte, l’Épiphanie, l’Intercession de la Sainte Vierge, etc.
À la célébration de ces fêtes, sentant qu’on attribuait de l’importance à ce qui justement pour moi n’en avait pas du tout, j’inventais des explications qui me tranquillisaient, ou je fermais les yeux pour ne pas voir ce qui me scandalisait.
Je ressentais cela d’une façon plus sensible encore, lorsque j’assistais aux sacrements les plus ordinaires et qui étaient estimés comme les plus importants : le baptême et la communion. Ici je me trouvais en présence d’actions non seulement totalement incompréhensibles, mais absolument scandaleuses à mes yeux ; j’étais amené au dilemme — ou de mentir ou de les rejeter.
Je n’oublierai jamais le sentiment douloureux que j’éprouvai le jour où je communiai pour la première fois depuis bien des années. Les services, la confession, les règlements, tout cela m’était compréhensible et produisait en moi la conscience joyeuse que le sens de la vie s’entr’ouvrait pour moi. J’expliquais même la communion comme une action accomplie en souvenir du Christ et indiquant la purification de tout péché et l’acceptation complète de l’enseignement du Christ. Que cette explication fut artificieuse, je ne le remarquais pas. J’étais si joyeux de m’humilier et de m’abaisser devant mon confesseur, prêtre simple et timide ; de dépouiller mon âme de toutes ses impuretés, en me repentant de mes vices ; j’étais si heureux de m’exercer d’une façon idéale à l’humilité des pères qui avaient écrit les prières du canon ; j’étais si joyeux de l’union avec tous ceux qui croient ou qui avaient cru que je ne sentais nullement l’artifice de mon explication. Mais lorsque je m’approchai des « zarsky vorota » [3] et que le prêtre m’obligea de répéter que je croyais que ce que j’allais avaler était le vrai Corps et le vrai Sang du Christ, quelque chose me frappa au cœur ; c’est peu de dire que je voyais là une note fausse. C’était une exigence cruelle, imposée par quelqu’un qui n’avait évidemment jamais su lui-même ce que c’était que la foi.
J’ose dire maintenant que c’était une exigence cruelle ; mais alors je n’y pensai même pas, je ne sentis qu’une inexprimable douleur.
Je ne me trouvais plus dans la même position que dans ma jeunesse, quand je ne voyais que la clarté de la vie ; j’étais venu à la foi parce que, en dehors d’elle, je n’avais rien trouvé dans la vie, rien absolument, excepté la ruine ; c’est pourquoi aussi il m’était impossible de rejeter cette foi. Et je me soumis. Je trouvais un sentiment dans mon âme, qui m’aida à supporter cela ; c’était l’humiliation de moi-même. Je me suis donc humilié, j’ai avalé ce Sang et ce Corps sans aucun sentiment de raillerie, avec le désir de croire. Mais le coup était porté ; et, sachant d’avance ce qui m’attendait, je ne pouvais plus une seconde fois me présenter à la communion.
Je continuais à participer aux cérémonies de l’Église comme auparavant, car je croyais toujours que dans cette foi que je suivais était la vérité. Or, il m’arriva quelque chose qui m’est clair maintenant, mais qui alors me paraissait étrange.
J’écoutais la conversation du paysan ignorant, du pèlerin, leur discussion sur Dieu, sur la foi, sur la vie, sur le salut, et pendant qu’ils parlaient, la connaissance de la foi s’entr’ouvrait pour moi.
Je me rapprochais du peuple, écoutant ses raisonnements sur la vie et la foi, et de plus en plus je comprenais la vérité. La même chose m’arrivait pendant la lecture des Tchéti Minei [4] et des Prologues, cela devint ma lecture favorite. Excluant les miracles, les envisageant comme un apologue qui exprime une pensée, cette lecture m’ouvrait le sens de la vie.
Il y avait les vies de Macaire le Grand, de Josaphat le Prince (l’histoire de Bouddha) ; il y avait encore les paraboles de Jean Chrysostome, celles des voyageurs tombant dans le puits, du moine qui avait trouvé de l’or, de Pierre le Pèlerin, et partout les histoires des martyrs, qui proclamaient tous la même chose — que la mort n’excepte pas la vie ; plus loin les histoires des ignorants sauvés, des simples d’esprit et de ceux qui ne savent rien de l’enseignement de l’Église.
Mais je n’avais qu’à me joindre aux sages croyants et à prendre leurs livres, qu’aussitôt quelque doute sur moi-même, quelque mécontentement, quelque discussion irritante s’élevaient en moi ; et je sentais que, plus j’approfondissais leurs discours, plus je m’éloignais de la vérité et plus vite j’allais vers l’abîme.
Combien de fois j’enviais aux paysans leur ignorance et leur simplicité ! Dans ces thèses qui ne m’offraient que des non-sens évidents, il n’y avait rien de faux pour eux ; ils pouvaient les admettre et croire à leur vérité, à cette vérité à laquelle je croyais aussi.
Seulement à moi, malheureux, il était clair que la vérité était entremêlée des fils les plus fins du mensonge et que je ne pouvais accepter la vérité sous une telle forme.
Ainsi, je vécus trois ans à peu près. D’abord, quand comme un catéchumène je pénétrais peu à peu la vérité, guidé seulement par l’instinct et marchant vers ce qui me paraissait être le plus clair, ce mélange de vrai et de faux ne m’étonnait pas autant. Si je ne comprenais pas quelque chose, je me disais :
— Je suis fautif, je suis mauvais.
Mais plus je me pénétrais de ces vérités que j’apprenais et plus elles me paraissaient la base de la vie ; plus pénibles aussi et plus frappantes devinrent pour moi ces arrêts, ces chocs ; plus il était difficile pour moi de tracer cette démarcation qui se trouve entre ce que je ne comprenais pas, parce que je ne savais pas comprendre, et entre ce qu’on ne pouvait comprendre autrement qu’en se mentant à soi-même.
Malgré ces doutes et ces souffrances je tenais encore à l’orthodoxie. Mais les problèmes de la vie se présentèrent alors tout vivaces à mon esprit, et il fallait les résoudre.
La solution que donne l’Église étant contraire aux bases mêmes de la foi dans laquelle je vivais, je fus obligé de renoncer tout à fait à la possibilité de la communion des idées avec l’orthodoxie.
Ces problèmes étaient : premièrement le rapport de l’Église orthodoxe avec les autres Églises, avec le catholicisme et les autres, que l’orthodoxie appelle schismatiques.
Entre temps l’intérêt que je portais à la foi me rapprochait des croyants de diverses religions : des catholiques, des protestants, des vieux croyants, des molokanes et autres.
Je rencontrais parmi eux beaucoup de gens moralement élevés et véritablement croyants. Je désirais être leur frère. Eh quoi ! Cet enseignement orthodoxe qui me promettait de nous unir tous par la foi unique et dans un seul amour, ce même enseignement, par la bouche de ses meilleurs représentants, me déclarait que tous ces autres hommes se trouvaient dans le mensonge, que ce qui leur donnait la force de la vie n’était que la tentation du diable et il n’y avait que nous qui fussions en possession de la seule vérité possible. Et je vis que les orthodoxes comptaient pour hérétiques tous ceux qui ne confessaient pas la foi de la même manière qu’eux.
Il en est de même, du reste, des catholiques qui considèrent l’orthodoxie comme une hérésie.
Je vis aussi que l’orthodoxie se conduisait vis-à-vis de ceux qui ne confessent pas la foi de la même façon qu’elle, — en symboles extérieurs et en paroles, — avec un emportement qu’elle s’efforce de cacher, mais qui n’est que trop naturel, premièrement, parce que, affirmer que tu es dans le mensonge tandis que je suis dans la vérité, est le mot le plus cruel qu’un homme puisse dire à un autre, et secondement parce que l’homme qui aime ses enfants et ses frères ne peut pas ne pas s’emporter contre les gens qui ne veulent convertir ses enfants et ses frères à une foi erronée. Et cette hostilité augmente à mesure qu’on pénètre plus avant dans la science de la foi.
Et moi, qui croyais voir la vérité dans l’unité de l’amour, je fus frappé de voir que l’enseignement de la foi lui-même détruit ce qu’il aurait dû faire naître.
Ce fait est surtout bien évident pour nous autres hommes instruits qui avons vécu dans des pays où l’on confesse tant de religions différentes et qui avons vu cette négation dédaigneuse jointe à cette confiance inébranlable en soi-même, avec laquelle le catholique se comporte vis-à-vis de l’orthodoxe et du protestant, l’orthodoxe vis-à-vis du catholique et du protestant, et le protestant vis-à-vis des deux autres ; ces rapports sont encore les mêmes quand il s’agit du vieux croyant pashkonetz, du sheker et de toutes les religions.
On se dit : Il n’est pas possible que, malgré toute leur simplicité, les hommes ne voient pas que, si deux institutions se nient l’une l’autre, c’est qu’il n’y a ni dans l’une, ni dans l’autre, cette vérité unique, qui doit constituer la foi. Il y a donc là quelque chose, quelque explication à trouver ; je le croyais, du moins, et je cherchais cette explication.
Je lisais tout ce que je pouvais sur ce sujet et je consultais tous ceux que je pouvais. Mais je ne reçus aucune explication, si ce n’est celle des hussards de Soumma qui croient que le premier régiment du monde est le régiment des hussards de Soumma, tout comme les lanciers jaunes croient que le premier régiment du monde est celui des lanciers jaunes.
Les prêtres des diverses confessions, leurs meilleurs représentants, ne purent me dire qu’une chose, c’est qu’ils croyaient être dans la vérité, et que les autres étaient dans l’erreur ; tout ce qu’ils pouvaient était de prier pour eux.
J’allais chez les archimandrites, chez les archirés, chez les vieillards, chez les ascètes, et je les questionnais ; mais aucun d’eux ne se donnait la moindre peine pour m’expliquer cette situation.
Un seul m’expliqua tout, mais d’une telle manière que je ne demandai plus rien à personne.
Je leur parlais de ce qu’à tout incrédule qui s’adresse à la foi (et toute notre jeune génération en est là), cette question se présente la première : pourquoi la vérité n’est-elle pas dans le luthéranisme, dans le catholicisme, mais seulement dans l’orthodoxie ?
On lui apprend au gymnase, car il ne peut pas l’ignorer comme le paysan, que le protestant et le catholique affirment de la même manière la vérité unique de leur foi. Les preuves historiques que chacune de ces confessions évoque pour s’attribuer la suprématie, sont insuffisantes. Ne peut-on pas, disais-je plus haut, — comprendre l’enseignement de façon à dégager la doctrine fondamentale des divergences d’opinions, de même que ces divergences disparaissent pour le vrai croyant ? Ne peut-on pas aller plus loin dans la voie qui nous a réconciliés avec les vieux croyants ? Ils affirmaient que la croix, les alléluias et la façon de marcher autour de l’autel sont autres chez nous. Nous leur avons dit : Vous croyez au symbole de Nicée, aux sept sacrements et nous y croyons aussi. Tenons-nous donc à cela et pour le reste, faites comme vous voudrez. Nous nous sommes réunis à eux parce que nous avons placé ce qu’il y a d’essentiel dans la foi plus haut que tout le reste.
Ne peut-on pas dire de même aux catholiques : nous croyons comme vous à ceci et à cela, au principal ; quant au « Filioque » et au pape, faites comme vous voudrez. Ne peut-on donc plus s’adresser de même aux protestants ?
Mon interlocuteur fut d’accord avec moi quant au fond ; mais il ajouta que de telles concessions donneraient lieu à des reproches envers l’autorité ecclésiastique qu’on ne manquerait pas d’accuser de s’écarter de la religion de ses ancêtres, qu’il y aurait schisme, tandis que le devoir de l’autorité ecclésiastique était de conserver dans toute sa pureté la religion orthodoxe gréco-russe, qui lui a été transmise par ses ancêtres.
Et je compris tout. Je cherche la foi, la force de la vie, et eux, ils cherchent le meilleur moyen d’accomplir devant les hommes certaines obligations humaines. Ces actions humaines, ils les accomplissent avec toutes les faiblesses de leur nature humaine. Ils ont beau parler de leur pitié pour les frères égarés, des prières qu’ils adressent pour eux au trône du Tout-Puissant, — il faut toujours user de violence pour accomplir des actions humaines et dans ces conjonctures la violence a toujours été, est encore et sera toujours appliquée. Si deux religions se croient dans le vrai et se tiennent réciproquement pour fausses, ils voudront attirer leurs frères vers la vérité en prêchant leur doctrine. Et, si la doctrine fausse est prêchée aux fils inexpérimentés de l’Église qui se croit dans la vérité, alors, cette Église ne peut pas ne pas éloigner l’homme qui tente ses fils.
Que faut-il donc faire de ce sectateur qui, d’après l’opinion de l’orthodoxie, se consume dans une foi erronée, et qui dans ce qu’il y a de plus grave dans la vie — dans la religion — tente les fils de l’Église ? Que faire de lui, si ce n’est lui couper la tête ou l’enfermer ?
Pendant le règne d’Alexis Mikhailowitch on brûlait ces hommes sur des bûchers, c’est-à-dire on leur appliquait le plus grand châtiment de cette époque. De nos jours on leur applique aussi la mesure la plus sévère — on les enferme, on les châtie par la prison cellulaire. Et je portai mon attention sur ce qui se fait au nom de la religion ; je demeurai terrifié, et renonçai presque tout à fait à l’orthodoxie.
Le second rapport qu’on doit établir entre l’Église et les questions de la vie c’est le rapport qu’il y a entre elle et la guerre ou les exécutions.
À cette époque précisément, la Russie était impliquée dans une guerre.
Et voilà que les Russes, au nom de l’amour chrétien, se mirent à tuer leurs frères.
Il était impossible de ne pas penser à cela.
Ne pas voir que le meurtre est un mal contraire aux bases premières de toute religion, était impossible.
Et, en même temps, on priait dans les églises pour le succès de nos armes, et les docteurs de la religion reconnaissaient ce meurtre comme une affaire connexe à la religion. Non seulement pendant que se commettaient ces meurtres au nom de la guerre, mais encore pendant les émeutes qui la suivirent, je vis des dignitaires de l’Église, des professeurs de théologie, des moines, des ascètes, qui approuvaient l’exécution de ces jeunes gens égarés et délaissés.
Et je portai mon attention sur tout ce qui se faisait par ces gens qui pratiquaient le christianisme, et je fus terrifié.
Je cessai de douter, et je fus complètement convaincu que dans la doctrine de cette foi à laquelle je m’étais rallié, tout n’était pas vérité.
Auparavant j’aurais dit que tout l’enseignement était faux, mais maintenant je ne le pouvais plus.
Tout le peuple avait la connaissance de la vérité, c’était indubitable, puisque autrement il n’aurait pas pu vivre. En outre, cette connaissance de la vérité m’était dorénavant accessible, j’en vivais déjà et j’en sentais toute la vérité ; mais dans ce savoir il y avait aussi du mensonge. Et je n’en pouvais douter. Tout ce qui m’avait repoussé autrefois se présentait maintenant vivement devant moi. Bien que je visse que dans le peuple tout entier il y avait moins de cet alliage trompeur que dans les doctrines des représentants de l’Église, je voyais néanmoins qu’aux croyances du peuple le mensonge était aussi mêlé.
Mais d’où venait le mensonge et d’où venait la vérité ? Le mensonge ainsi que la vérité sont transmis par ce qu’on appelle l’Église. Le mensonge ainsi que la vérité sont contenus dans la tradition, dans celle qu’on nomme la sainte tradition, et dans l’Écriture.
Et malgré moi je fus amené à l’étude, à l’investigation de cette Écriture, à l’investigation dont j’avais eu grand’-peur jusqu’à présent. Et je m’adressai à l’étude de cette même théologie, que j’avais rejetée une fois avec tant de mépris comme vaine. Alors elle me paraissait être une série de non-sens inutiles ; alors, j’étais entouré de tous côtés par les phénomènes de la vie, qui me paraissaient clairs et pleins de sens ; tandis que maintenant je serais content de rejeter ce qui n’entre pas dans ma tête robuste ; mais je ne sais où aller.
C’est à cette doctrine que se rattache et qu’est indissolublement lié ce seul savoir de la vie qui me fût ouvert. Malgré toute la singularité dont se frappe à ces mots mon esprit vieux et ferme, c’est le seul espoir d’être sauvé.
Il faut l’examiner avec précaution et attention pour le comprendre même moins bien que je ne comprenais les thèses de la science. Je ne cherche pas à comprendre aussi parfaitement et je ne puis le chercher, sachant la bizarrerie du savoir de la religion.
Je ne chercherai pas l’explication de toutes choses ; je sais que l’explication du tout, ainsi que le commencement du tout, doit se cacher dans l’infini.
Mais je veux comprendre de telle sorte que je sois amené à ce qui est absolument inexprimable ; je veux que tout ce qui est inexprimable le demeure, non pas parce que les exigences de mon esprit ne sont pas justifiées (elles sont justifiées et je ne puis rien comprendre en dehors d’elles), mais parce que je vois les limites de mon esprit.
Je veux comprendre de façon que chaque thèse inexplicable se présente à moi comme une nécessité absolue de ma raison même, et non pas comme une obligation de croire.
Que la vérité soit dans la doctrine, je n’en doute point ; mais il est indubitable aussi qu’il y a du mensonge, et je dois trouver le vrai et le faux et séparer l’un de l’autre.
Et voilà la tâche que j’entreprends.
Ce que j’ai trouvé de faux dans cette doctrine, ce que j’y ai trouvé de vrai et à quels résultats je suis arrivé, voilà ce que diront les autres parties de cet ouvrage, qui sera imprimé probablement par celui qui le croira nécessaire et qui jugera que l’ouvrage en vaut la peine.
1879.
Les pages précédentes ont été écrites par moi il y a trois ans.
Je revois maintenant cette partie imprimée et je reviens aujourd’hui au chemin que ma pensée a alors parcouru et à ces sentiments qui s’agitaient alors en moi si douloureusement.
Dans ces derniers temps j’eus un rêve.
Ce rêve m’exprima dans une image brève tout ce que j’ai ressenti et décrit ; c’est pourquoi je pense que cette description rafraîchira la mémoire de ceux qui m’ont compris, éclaircira et réunira en un tout ce que ces pages racontent d’une manière si longue.
Voici ce rêve :
« Je suis couché sur un lit, je ne m’y sens ni bien ni mal ; je suis couché sur le dos. Mais je commence à me demander si je suis bien couché ; et voilà que quelque chose me paraît incommode aux pieds : ou ma couche est trop courte, ou elle est inégale, je ne saurais le dire ; mais ce n’est pas bien ; je remue les pieds.
En même temps je commence à examiner sur quoi je suis couché, ce qui ne m’était jamais venu à l’esprit jusqu’alors.
En examinant mon lit, je vois que je suis couché sur des lisières en fines cordes tressées, qui sont assujetties aux côtés du lit. La plante de mes pieds pose sur une de ces lisières ; les jambes sur une autre ; et je sens qu’aux pieds il y a quelque chose d’incommode.
Je sais qu’on peut remuer ces lisières. Par un mouvement des pieds, je repousse la dernière lisière et il me semble que je vais être mieux ainsi. Mais je l’ai repoussée trop loin, je veux la ressaisir avec les pieds ; mais ce mouvement fait glisser de dessous mes pieds l’autre lisière et voilà que mes pieds restent suspendus.
Je fais un mouvement de tout mon corps pour en venir à bout, persuadé que je m’arrangerai tout de suite ; mais ce mouvement fait glisser et s’entremêler sous moi encore d’autres lisières, et je vois que l’affaire va de mal en pis, que mes membres inférieurs descendent et restent penchés, tandis que les pieds n’arrivent pas jusqu’à terre. Je me soutiens par le haut du dos seulement et, outre son incommodité, cette position me devient pénible, Dieu sait pourquoi. Ce n’est qu’ici que je me demande ce qui avant ne m’était même pas venu à la tête. Je me demande : où suis-je, et sur quoi suis-je couché ? Et je commence à me retourner ; avant tout je regarde en bas, là où est penché mon corps et où je sens que je dois tomber tout de suite ; je regarde en bas et je ne puis en croire mes propres yeux. Ce n’est pas que je sois sur une hauteur pareille à la plus haute tour ou à la plus haute montagne du monde, mais je suis sur une hauteur comme je n’aurais jamais pu me l’imaginer.
Je ne puis même pas me rendre compte si véritablement je vois quelque chose en bas dans ce précipice sans fond sur lequel je suis suspendu et qui m’attire. Mon cœur se serre et la terreur m’envahit. C’est affreux de regarder en bas.
Je sens que si je regardais, je glisserais tout de suite de la dernière lisière et je périrais.
Je ne regarde pas.
Mais ne pas regarder est pire encore, puisque je pense à ce qui m’arrivera tout à l’heure quand j’aurai été arraché de la dernière lisière.
Et je sens que par suite de ma terreur je perds mon dernier appui et que je glisse lentement sur le dos toujours plus bas et plus bas.
Encore un moment et je serai précipité.
Et voilà qu’il me vient l’idée que cela ne peut pas être vrai.
C’est un rêve. Réveille-toi. J’essaye de me réveiller et je ne le puis pas.
— Que faire, que faire ? me demandai-je en jetant un coup d’œil en haut.
Là-haut, c’est aussi l’abîme.
Je regarde cet abîme céleste et je m’efforce d’oublier l’abîme d’en bas ; et vraiment je l’oublie. L’infini d’en bas me repousse et me terrifie ; l’infini d’en haut m’attire et m’affermit.
Je suis suspendu au-dessus de l’abîme sur la dernière lisière qui n’ait pas encore glissé ; je sens que je suis suspendu, mais en regardant en haut mon effroi disparaît.
Comme il arrive souvent dans les rêves, une voix me dit :
— Fais attention ! le voici !
Et je regarde toujours, pendant bien, bien longtemps, l’infini céleste et je sens qu’en me calmant je commence à me rappeler tout ce qui a été, et je me souviens comment tout est arrivé : comment j’ai remué des pieds, comment je fus suspendu, comment je fus terrifié et comment je me suis sauvé de l’effroi parce que j’ai regardé en haut.
Je me demande :
— Eh bien ! Maintenant est-ce toujours la même chose ? Ce n’est pas que je me retourne, mais je sens de tout mon corps ce point d’appui sur lequel je me tiens. Et voilà que je commence à voir, que je ne suis déjà plus suspendu et que je ne tombe pas, mais que je me tiens fermement.
Je me demande comment je me tiens, je tâtonne, je me retourne et je vois que sous moi, juste au milieu, se trouve une lisière et que, tout en regardant en haut, je suis couché sur elle dans l’équilibre le plus stable et que ce n’est qu’elle seule qui me tient.
Et, comme cela arrive dans le sommeil, tout le mécanisme, à l’aide duquel je me tiens, se représente à moi très naturellement, compréhensiblement et indubitablement, bien qu’en réalité ce mécanisme n’ait pas le moindre sens.
Je m’étonne même, tout en dormant, que je n’aie pas compris avant que, sur ma tête, il y avait une tour dont la solidité est incontestable, quoique cette tour n’ait pas de base. Puis de la tour une corde est tendue, Dieu sait comment, mais en tout cas d’une manière très ingénieuse et fort simple en même temps. Si l’on est couché sur cette corde par le milieu du corps, et si l’on regarde en haut, il ne paraît même pas qu’il puisse être question d’une chute.
Tout cela m’apparaît clairement et je suis content et tranquille.
Puis quelqu’un me dit :
— Prends garde ; rappelle-toi.
Et je me réveillai.
1882.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 20 mars 2011.
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